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Philippe Cassard
par Frédéric Gaussin
En 1980, j’y ai suivi un cours d’été à l’Académie de Musique, dans la classe de Bruno Seidlhofer [disciple du célèbre Franz Schmidt (1874-1939)]. Vienne était une ville mythique, aux yeux du jeune homme que j’étais. J’avais encore peu voyagé. Je venais d’entendre Karl Böhm diriger Birgit Nilsson dans Elektra lors de son ultime concert au Palais Garnier. Böhm avait aussi donné le concerto en ré mineur et la 2ème symphonie de Brahms au Théâtre des Champs-Elysées, avec le concours de Maurizio Pollini. J’avais été très impressionné de voir comment ce vieil homme engourdi par l’âge parvenait toujours à déchaîner la tempête dans les rangs de la Staatskapelle de Dresde d’un seul mouvement du buste, particulièrement dans l’opéra de Strauss. Ce fut un des éléments qui me poussèrent à partir en Autriche. Bien qu’à moitié sourd dans la vie civile, Seidlhofer entendait parfaitement la musique, dans les deux sens du terme. Il avait enseigné le piano à Friedrich Gulda, Rudolf Buchbinder, Alfred Brendel, Nelson Freire. Il incarnait en un sens la rigueur d’une école viennoise, laquelle pensait détenir la vérité première et définitive, souvent un rien desséchée, dans l’interprétation des œuvres de Mozart, Haydn, Beethoven et Schubert. Mais Seidlhofer avait une sensibilité, et j’ai beaucoup appris de lui. Il replaçait parfaitement la musique de Mozart dans un contexte opératique et dramaturgique : il la mettait en scène, en incarnait les thèmes, caractérisait ses personnages… Son approche des sonates beethovéniennes était très juste également : il estimait, et cela est encore valable, que les pianistes ne les distinguent pas suffisamment les unes des autres – les envisageant d’un bloc plutôt que comme une succession de pièces de formes et d’inspiration différentes ayant partie liée avec l’évolution de la facture instrumentale. Les sonates juvéniles ne nécessitent pas les ressources sonores, les volumes requis par l’Hammerklavier.
Est-ce par l’intermédiaire de Seidlhofer que vous avez fait la connaissance d’Hans Graf ?
Graf avait été invité au concert de clôture des élèves de l’Académie en tant qu’ami et ancien élève de Seidlhofer. Son épouse m’a alors décidé à travailler sous sa direction. J’ai obtenu une bourse d’études, et finalement vécu 2 ans à Vienne, dans une atmosphère très différente de celle que j’avais connue en France au Conservatoire National.
On ne peut se représenter à quel point l’institution parisienne était encore synonyme de convention, d’académisme et de frilosité, aussi tard qu’en 1975. Avant que je ne présente une pièce de Stockhausen à l’un de mes programmes de Prix, on avait conseillé à mon Maître Dominique Merlet de m’en dissuader : le jury (totalement ignare ou supposé tel) aurait été, pensait-on, incapable de me juger. Le morceau avait été composé un quart de siècle auparavant ! J’ai toutefois eu beaucoup de chance, dans mon apprentissage.
J’ai aussi travaillé la musique de chambre avec Geneviève Joy-Dutilleux : une artiste fantasque, inspirée, intuitive, à la sonorité profonde. Je mentionne enfin une grande dame : Sylvaine Billier, professeur de déchiffrage, qui m’a ouvert à la musique ultra moderne.
Quand je suis arrivé à Vienne, je n’étais donc pas démuni. J’étais surtout prêt, je pense, à recevoir davantage. Pour tout dire, j’ai posé mes malles un samedi matin à la Hauptbahnhof (j’avais voyagé en train toute la nuit). L’après-midi même, je suis allé assister à la répétition générale publique (Veröffentliche General Probe) du Wiener Philarmoniker : Léonard Bernstein « travaillait » la 5ème symphonie de Mahler au Musikverein – est-ce bien le mot ? Il s’agissait d’un vrai concert, dirigé sans interruption. En fait, cette « Générale » est devenue, au fil des ans, publique et payante, sous l’effet de l’augmententation de la demande.
J’ai immédiatement été plongé dans un bain de musique exceptionnel, pour n’en plus sortir. Les concerts à Vienne, ce fut un plaisir fou, une véritable addiction quotidienne. Il y avait la saison de l’Orchestre Philharmonique, celle du Symphonique, les saisons de musique de chambre (avec les quatuors les plus réputés), les lieder abend (une 40ne par an, répartis entre les deux grands salles), et je n’oublie pas les soirées à l’Opéra (150 en 2 ans pour ce qui me concerne !...). Côté chefs, nous n’avions qu’à choisir entre Karajan, Carlos Kleiber, Bernstein, Kubelik, Maazel bien sûr (qui dirigeait l’Opéra), Giulini, Celibidache, Jochum – sans parler de Mehta, de Levine ou d’Ozawa qui étaient régulièrement invités. Je les ai tous entendus très souvent. Comme j’étais vite devenu un sorte de tourneur de pages attitré des salles viennoises (pour Menahem Pressler, Jessye Norman…), j’obtenais même des places gratuites !
Et Schubert, progressivement…
La sonate D. 960 fut la première œuvre qu’Hans Graf me donna à travailler, car il me restait tout de même un peu de temps pour mon piano... Parallèlement, j’avais intégré l’équipe de pianistes-accompagnateurs de la classe de lied du grand Erik Werba [1918-1992].
Werba ne fut pas pour nous un professeur, dans le sens traditionnel, officiel même, de la relation maître-élève. Il ne nous apprenait pas l’accompagnement, mais nous l’écoutions de fait enseigner l’art du lied aux apprentis chanteurs, ce qui était très formateur.Il s’était pris d’affection pour moi, en quelque sorte, parce que j’étais le plus jeune du groupe, et français. J’avais aussi une énorme soif d’apprendre, de lire, de m’enrichir. Werba avait alors 73 ans. C’était un érudit dont la culture puisait aux plus hautes sources classiques. De plus un lecteur prima vista extraordinaire, et un transpositeur comme je n’en ai plus jamais recroisé dans ma vie. Je l’ai vu accompagner Mariana Lipovšek, Christa Ludwig surtout, dont il était resté très proche (d’où ma rencontre avec elle), Lucia Popp, Gundula Janowitz. Quand je tournais ses pages, j’arrivais dans la loge d’Erik Werba un quart d’heure avant le début du concert. Il était assis au piano, affairé à transposer des lieder extrêmement touffus d’Hugo Wolf… à la quinte ! On transpose généralement à la seconde (inférieure ou supérieure), rarement à la tierce, mais à la quinte… C’était pour se maintenir en éveil. Werba c’était la gymnastique, toujours, l’intellect en alerte. Voir un tel Maître travailler ainsi, c’est une leçon, quand vous avez 19 ans. J’accompagnais ses élèves deux fois par semaine. Dès ma première participation, il me demanda – il zézayait – si je voulais bien accompagner le Voyage d’hiver dans un petit village des faubourgs de Vienne [l’imitant en allemand…]. J’eus droit à deux répétitions avec la chanteuse, et trois jours pour monter le tout. Il y eut ensuite d’autres expériences, dans des centaines de lieder de Schumann, Wolf, Brahms, Loewe… – mais de Schubert avant tout.
C’est dire que vous avez abordé son œuvre par le biais du piano et de la voix simultanément, quand vous auriez pu vous escrimer à ne faire que de la technique dans la Wanderer Fantaisie
Le premier mois de mon existence à Vienne fut effectivement placé sous le signe du Voyage d’hiver et de la sonate en si bémol. C’était situer la barre très haut. J’étais bien trop jeune, je n’avais pas assez joué ni entendu de Schubert à Paris, mais a posteriori je trouve merveilleux d’avoir été confronté si tôt à des œuvres aussi ambitieuses et difficiles. En les apprenant à cet âge, je laissais à mon cerveau, à ma sensibilité le temps de les mûrir. J’ai repris la D. 960 quatre ou cinq ans plus tard, et il ne se passe pas depuis de saison sans que je ne la joue au moins une fois en public. D’ailleurs, de nombreux interprètes d’exception, pour moi essentiels, m’ont permis et me permettent d’affermir ce long compagnonnage personnel avec Schubert : Schnabel, Fischer, Kempff, Elisabeth Schumann, Fritz Wunderlich, Hans Hotter, ou de nos jours Radu Lupu, Alfred Brendel (que j’ai dû entendre une douzaine de fois en 25 ans dans la seule D. 960), Wolfgang Holzmair, à l’expression si juste et noble, et Werner Güra, l’un des chanteurs les plus profonds de sa génération. A Vienne, j’ai surtout compris que les lieder étaient le soleil autour duquel gravitent les divers astres de l’œuvre de Schubert. Toutes ses pièces ne procèdent pas directement d’eux, mais s’y rattachent d’une manière ou d’une autre par la thématique d’ensemble, l’écriture, le sentiment. Les 8 Impromptus trouvent leur place entre le Voyage d’hiver et le Chant du cygne : certains découlent d’évidence de ce qui précède, d’autres tendent vers ce qui va suivre. Ce double biais m’a autorisé à porter d’emblée un regard particulier sur Schubert. Naturellement je n’aurais pas la prétention de me croire « son » interprète, mais je suis convaincu que l’on ne peut se contenter de son œuvre pour piano, lorsque l’on est un pianiste. On perçoit de suite, dans sa musique davantage sans doute que dans une autre, si un pianiste joue en « visiteur » ou en connaisseur amoureux. Schubert, exprimé au piano, doit sembler juste et naturel. Mais avec quelle sonorité ? Chaque pianiste a la sienne propre. On se met sur la voie en songeant au cantabile, à la ligne vocale, au poème, ainsi donc au modelé de la phrase, à l’expression, à la respiration, à la diction, aux inflexions du chanteur, aux désinences, c’est-à-dire au débit de la parole, à l’allure…
Mais les difficultés contenues dans Schubert ne se limitent pas aux questions de phrasé
Schubert a un langage clair, graphiquement parlant. Le contrepoint beethovénien est infiniment plus complexe. Ses partitions sont relativement dépouillées, certes, mais elles masquent une richesse incroyable. L’interprète doit veiller à tout. D’abord il y les rythmes, captés parfois dans les rues, qui sont comme l’écho de ce qui parvint à ses oreilles.Les Impromptus ont été écrits après un séjour à Graz, par exemple (d’où viennent les Grazer Walzer). La musique de Schubert n’est pas purement allemande : elle s’enracine dans l’Empire austro-hongrois. Il faut prendre en compte ces éléments d’Europe centrale qui se traduisent ici ou là par un rebond, une dynamique, une suspension, plutôt que par une rectitude prussienne. Adoptez un mouvement à peine trop vif, ou trop lent, et l’effet est gâché. Autre point : Schubert peut dérouler des formules de doubles croches suivant une infinité de façons. Au piano, il nous faut savoir comment les « débiter », au sens propre. On peut se rapporter à celles qui émaillent la Belle meunière, les cycles de lieder, voir comment elles sonnent, pour déterminer la manière dont on va habiter ici tel accompagnement pianistique, pédaliser, prêter attention ou non à telle ou telle courbe. En matière d’expression musicale, les accents, les indications portées en italien par Schubert doivent en tous les cas se comprendre dans le contexte d’ensemble de son idiome propre et de ses idiosyncrasies : en eux-mêmes, ils ne pourvoient que peu d’information. Car les choses sont parfois ambigües, chez Schubert. Dans ses pages, dim. ne signifie pas nécessairement diminuer l’intensité sonore, comme ce serait le cas ailleurs, mais peut aussi vouloir dire ralentir. [P. Cassard joue un extrait du finale de la sonate D. 959, avant le presto]. Schubert écrit ici dim. au-dessus de crescendo, par exemple ! Plus loin, dim. apparaît dans la nuance pp. Schubert écrit ensuite piano a tempo alors qu’on n’a pas quitté la nuance depuis plusieurs mesures. Dans ce contexte musical précis, dim. se traduit ainsi par « diminuez la vitesse ». Le tempo doit s’étioler. A l’inverse, cresc. semble ne jamais pouvoir être assimilé chez lui à « accélérez ».
De manière générale, on confond souvent indications de mouvement et indications de caractère, particulièrement dans Schubert et Mozart
C’est vrai. Regardez l’emploi, ou les emplois, que Schubert fait du terme moderato : on trouve sous sa plume, outre les mots ziemlich langsam ou mäßig : allegro moderato, allegretto moderato, allegro molto moderato (1er impromptu), molto moderato (1er mouvement de la sonate en si bémol), molto moderato e cantabile (1er mouvement de la Sonate Fantaisie D. 894) – et chaque fois cette pulsation, cette lancinante idée du pas (du marcheur, du voyageur errant). L’andante schubertien est plutôt directionnel : il diffère peu de l’allegretto, qui minore cet aspect. Mais il ne faut pas négliger la carrure : ici, Andante con moto à 2/4, et non à 4/4 ! [P. Cassard joue un extrait du célèbre trio en mi bémol].
Exactement comme dans la 9ème symphonie… ; S’agissant des Impromptus, pensez-vous avec Schumann que le second cahier soit en réalité une sonate déguisée ?
Ah non, absolument pas ! Tous les musiciens doivent savoir gré à Schumann d’avoir été à l’origine de la renaissance de la musique de Schubert (avec Mendelssohn, Liszt et Brahms… quels parrains !), mais pour soutenir cette argumentation, Schumann lui-même fait abstraction de l’impromptu en si bémol. La succession fa mineur, la bémol majeur [ton relatif], fa mineur ne prouve strictement rien, dans l’op. 142. Les sonates de Schubert présentent toujours une forte unité organique, même lorsque leurs parcours tonal est alambiqué, or je ne vois pas de parenté motivique ou rythmique qui serait pareillement à même d’unir les Impromptus les uns aux autres, dans quelque cahier que ce soit. Songerions-nous d’ailleurs un seul instant, à l’inverse, à renommer « impromptus » les 4 mouvements de la D. 960 (mieux : ses mouvements 1-3-4, car l’Adagio sostenuto est écrit dans le ton si éloigné de do dièse mineur) ? Certainement pas. Pour moi ces Impromptus sont des pièces de fantaisie. Chacune est un monde en soi. Comme dans les dernières sonates, les œuvres posthumes, on voit là se concentrer toutes les thématiques chères au compositeur. A mon sens, Schubert a agréé le titre d’impromptu, proposé par son éditeur, parce que celui-ci lui permettait d’échapper au simple Klavierstücke tout en suggérant ce côté « libre expression ». Schubert aurait sans doute accepté le terme Fantasiestücke… Je vois d’une certaine façon la prescience de Schumann, dans ses Impromptus : la dynamique, la réitération obsessionnelle des accents, des nuances forte y pressentent souvent le romantisme noir et violent qui s’annonce. On est bel et bien à la veille de la composition des Kreisleriana.
Pourriez-vous justement nous donner votre sentiment propre sur quelques-unes de ces pièces de fantaisie ?
Très sommairement, je dirais que l’ut mineur est autant un lever de rideau que notre petit Voyage d’hiver, à nous pianistes, une synthèse de l’idée du wanderer. Il est le seul qui ne présente pas de forme sonate claire, en dépit d’une vague redite finale des éléments – toujours chamboulée par les rythmes, les répétitions [P. Cassard joue les triolets de croches] qui nous évoquent non pas tant…
Erlkönig ?
Oui, que ceci [P. Cassard joue Aufenthalt du Chant du cygne]. C’est le même tempo, le même rythme pointé… Voyez la signification concordante de ces vers : « Mon cœur ne cesse de battre, tel l’immémorial airain du roc mon mal éternellement demeure… ». Et le do majeur conclusif n’apaise en rien les tensions. Schubert ne croit pas lui-même à cette rédemption, qui écrit après le ppp : crescendo piano, comme pour se convaincre, et nous avec, d’une fin adoucie. Mais son voyageur arrive totalement exsangue, au bout du parcours ! Ce do majeur est glacé.
La pièce qui suit, qui débute en mi bémol majeur est une escalade à la Ganymed, une recherche d’air perpétuelle – toujours plus haut ! – qui s’achève de façon catastrophique en mi bémol mineur (procédé rarissime, l’inverse étant l’usage, sinon la règle, que Brahms reprendra dans sa Rhapsodie op. 119 n° 4). Ces arabesques [main droite] sont sans respiration pendant 82 mesures (il faut le faire entendre au piano, en respectant l’écriture). On cherche l’air dans les cieux (tel la corneille,peut-être, du Voyage d’hiver), et l’on s’étouffe, et l’on finit par mourir de n’en pas trouver…
Le 3ème Impromptu (en sol bémol et non en sol) est tout à fait dans la veine de l’Ave maria. Ce qui est extraordinaire, c’est que Schubert a réussi à y loger son rythme fétiche (une longue, deux brèves). Ce chef-d’œuvre absolu du chant (l’un des plus beau lied sans parole qui soit) a également ceci de paradoxal que Schubert ne donne jamais à son chanteur la possibilité de respirer. La ligne vocale est continue, écrite avec les valeurs les plus longues. Tout cela est admirablement phrasé, mais sans le moindre demi-soupir !
L’impromptu en la bémol mineur est fait pour la main gauche (des cors, des cuivres !). On est pris ici à contretemps, la basse est portée, et l’on retire la main sur un temps faible [le 3ème] par surcroît. La main droite n’est que décorative. Puis viennent ces accords, cette bribe de mélodie [mes. 5 et 6] qui permet de reprendre pied, de se poser… On conserve le même tempo dans la partie centrale [do dièse mineur], très chargée, prévue pour un ensemble de musique de chambre. Les accents sont vertigineux (sfz dans le ff). On est proche des grands Heine du Chant du cygne à venir (Atlas, Der Doppelgänger).
Le premier numéro du 2ème cahier est véritablement l’impromptu de la Sehnsucht. Dans le dialogue entre la soprane et le baryton, Schubert écrit pp, Appassionato. Le geste est sublime. C’est-à-dire : dans l’intimité la plus secrète, mais avec la passion du cœur qui bat.
L’impromptu en si bémol (les variations sur le thème de Rosamunde) est sans doute le plus difficile, en même temps que le plus sous-estimé puisqu’il vient au milieu de pages emplies de tristesse et de gravité, contrecarrant l’idée que l’on veut se faire de Schubert. Au soir de sa vie, il écrit des choses tendres et joyeuses (Ständchen, Der Lindenbaum). Voilà l’image de la schubertiade. Pas d’étalage de virtuosité : du charme. A la fin tout se tait – rideau. Les accords de fin sonnent comme des chandelles que l’on mouche. Ces variations, Schubert les rêve davantage qu’il ne les écrit.
La dernière pièce, sous ses dehors gracieux, viennois, est une course à l’abîme. La main gauche du début fait écho à celle du célébrissime Moment musical en fa mineur (la même tonalité), mais la mesure, avec sa scansion ambiguë, est ici à 3/8 et non plus à 2/4. Ces syncopes, ces contretemps… – ce n’est plus du tout l’aimable Comedia dell’Arte. Il faut souligner cette main gauche (con delicatezza), avant la violence de la coda, et la rafale finale préfigure celle du dernier Prélude de Chopin. Mais au fond je ne vous donne là qu’un avis… La musique de Schubert ne doit surtout pas donner lieu à un travail de légiste ou d’entomologiste. Je ne crois pas qu’elle puisse se dicter, s’inculquer. Il faut vivre avec elle et l’aimer, se plonger dans les textes magnifiques que le compositeur a honorés de sa musique (Seidl me captive, par exemple). Peu à peu, on finit par se trouver sur le clavier, sans que l’on puisse en expliquer la raison. Schubert, cet homme qui a tant douté, me donne peut-être, en ce qui me concerne, une possibilité de rêve que Beethoven me refuse, qui constamment nous rappelle à l’ordre à coups de Muss es sein ? Es muss sein… – la marche assurée de son puissant génie.
À lire également: interview de Philippe Cassard sur Pianobleu.com
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