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Jerome Rose
par Frédéric Gaussin
Jerome Rose: Vous voyez un qualificatif mieux adapté, peut-être ? OK, on ne les a pas entendus en vrai. Mais vous croyez quoi, de ces gens-là ? De ces compositeurs qui sont notre raison de vivre ? Chopin… vous pensez qu’il jouait sans souci d’exactitude rythmique, avec une vague idée de tempo, d’unité, qu’il ignorait ses géniteurs, qui étaient Bach et Mozart ? Qu’il ne savait pas distinguer une mélodie de son accompagnement, qu’il ornementait sans grâce, chantait sans passion, phrasait en dépit du bon sens ? Qu’il jouait en apnée ? Fournissait de « nouvelles réponses », totalement étrangères à la réalité harmonique, étrangères à la musique, comme celles que l’on nous sert actuellement ? Des exécutions informes, sans colonne vertébrale ? Comme celles qu’on inflige à Debussy, votre « impressionniste de service » ?
Ah, mais non ! Respecter une partition, la comprendre, la propulser dans sa richesse, c’est d’un commun, d’un ringard. C’est à la portée du premier venu ! De nos jours, il faut être o-ri-gi-nal ! Foin des barres de mesure, de la métrique, de la pulsation ! Foin des données élémentaires de construction ! Aujourd’hui, fais ce qu’il te plaît. Jouer sans repères, sans légitimité, quel chic ! Aujourd’hui, la musique, n’est-ce pas, c’est ce que chacun « ressent » et se propose d’en faire. Voilà la grande tendance. La Révolution. Le salut. L’avenir ! Je suggère d’appeler cela les ravages du syndrome « Moi, je le sens comme ça ». Sure, why not ? I feel it that way !
Avez-vous idée du malaise qui est le mien, quand je siège au milieu d’un jury, quand j’auditionne des élèves qui n’ont pas été soumis à un enseignement valable, à une rigueur, à une disciplines dignes de ce nom ? Moi, avec mon parcours, mon cycle tout schnabélien d’études qui soumettait chaque quart de soupir, chaque triple-croche, chaque nuance, chaque élément imprimé au crible de la plus sévère analyse. Avec mon maître, Leonard Shure, chaque courbe de phrasé exigeait d’être impeccablement assimilée, comprise dans son contexte, articulée et restituée avec finesse. Avec Shure, vous n’auriez pas envisagé, ne serait-ce envisagé, rien qu’en rêve, de travailler un morceau si le premier n’avait pas été décortiqué, disséqué jusqu’au bout. Shure consacrait des leçons entières à l’étude d’une seule ligne, d’un seul thème. Ce n’est ni une légende, ni une exagération.
Il ne m’en faut pas davantage aujourd’hui pour comprendre à qui j’ai affaire : une seule phrase, quelques mesures suffisent à identifier un pianiste, à dresser son portrait-robot. Absence ou non de conception, d’arrière-pensées, échelles des valeurs, idée personnelle de la qualité, etc. Mais enfin bon. Soyez gentil, je vous en prie, ne m’entraînez pas sur cette pente…
Où commence donc votre parcours personnel ?
Je suis un pur produit du creuset américain, comme la majorité de mes compatriotes… D’un côté, un grand-père émigré d’origine allemande, écrivain, critique dans un Zeitung. Une grand-mère née à New York (en 1865, si ces précisions vous intéressent). Mon père, lui, était originaire d’un shtetl de Pologne. C’était un artisan très doué, qui façonnait des costumes de grande coupe. Polyglotte, fou de musique (de Chopin, en particulier), il s’est établi à New York, en 1916, où il a épousé ma mère qui était elle-même née en Sicile au tournant du siècle. Mélange étonnant : autant mon père était fondamentalement dépourvu de grandes ambitions (il n’aspirait qu’à s’intégrer, d’abord par le travail), autant ma mère en était pleine !
Aussi, quand on me demande pourquoi je suis devenu un pianiste professionnel, j’ai coutume de répondre : par décision prénatale… Nombreux sont les artistes qui n’ont pas réellement « choisi » leur vocation. Mais dans mon cas, ce fut encore plus précoce. Tout s’est décidé avant même que je ne vienne au monde.
Sans rire une seconde, János Starker a raconté cette blague, un jour, à Bloomington : quelle différence y a-t-il entre un tailleur de la 40e Rue, et un soliste qui se produit à Carnegie Hall ?
Une génération, bien sûr… Vous n’allez pas me la faire ! Etrangement, c’est en effet le point commun qui nous lie, lui, Arthur Schnabel, Menahem Pressler, Murray Perahia et moi. Nos pères exerçaient le même métier. Il faut croire que celui-ci prédispose à la musique. Mais ça marche aussi pour la médecine ou le droit, à ce que j’ai vu.
Pourtant vous n’avez pas grandi à New York, mais en Californie
Parce que mon père s’était fixé à Los Angeles pour ses affaires. Cela dit, la région n’avait rien à envier à la Côte Est, s’agissant de la concentration et de la qualité des enseignants. La Californie a accueilli de nombreuses diasporas, dès la fin du XIXe siècle, en provenance d’Europe et d’Asie. Celle des juifs qui fuyaient les pogroms tsaristes. Celle des Russes blancs, chassés par la Révolution bolchevique, qui vinrent au prix de trajets épiques, parfois par la Chine. La vague a grossi encore à cause de la Seconde guerre mondiale. Né en 1938, j’ai largement bénéficié de l’apport intellectuel et artistique exceptionnel que cette émigration a suscité. Quand j’étais enfant, Jascha Heifetz, Arthur Rubinstein, Gregor Piatigorsky, Bruno Walter, Igor Stravinsky, Arnold Schönberg, Otto Klemperer, Yehudi Menuhin, Darius Milhaud, Egon Petri, Pierre Monteux, mais aussi Thomas Mann, Bertold Brecht, Fritz Lang – et tant d’autres, étaient actifs ou avaient élu domicile en Californie, qui n’attire pas que les stars de cinéma.
Quand j’y songe, je n’ai jamais connu – jamais, dans toute ma vie – de professeur médiocre. Mes parents n’ont pas eu grand mal non plus à les dénicher. Le tout premier d’entre eux fut une vieille dame de notre entourage, dont je ne parviens pas à me rappeler le nom. Formée au Conservatoire de Saint-Pétersbourg (elle disait elle-même « Petrograd »), celle-ci m’a inculqué durement, dès l’âge de 4 ans, des bases très solides, issues d’ailleurs d’une école dépassée. J’ai appris à jouer avec les doigts fermes, bien ronds, les mains immobiles (sur le dos desquelles elle posait une pièce de 25 cents qui ne devait ni tomber, ni vaciller pendant l’exécution !). Je n’étais pas autorisé à lever mon coude, surtout pas au moment périlleux du passage du pouce. Tout un régime de gammes, d’arpèges, d’exercices, de notes tenues, les études de Cramer et Czerny pour acquérir le jeu le plus égal, le plus propre possible. Pour moi, la souplesse, l’usage du bras sont venus plus tard, avec Brahms, Liszt et Chopin, mais je suis très heureux d’en être d’abord passé par là. Quand j’entends les gammes que l’on ose présenter parfois, aujourd’hui…
Je devais également déchiffrer les partitions sans regarder mes mains, qu’on recouvrait d’un drap. J’ai développé mes réflexes, acquis une connaissance « corporelle » du clavier, de la localisation des touches, des déplacements, en me passant de repères visuels.
À 7 ou 8 ans, j’ai poursuivi l’étude avec notre voisin, qui était le célèbre pianiste Marvin Maazel. Toute sa famille était musicienne : son père était violoniste au Metropolitan Opera, son frère Lincoln était ténor, sa belle-sœur devait fonder l’Orchestre des jeunes de Pittsburgh, et son neveu, le fils des deux précédents, n’est autre que Lorin Maazel.
Puis mon père nous a entraînés vers le Nord, à San Francisco, où de meilleures opportunités professionnelles l’attendaient. Là-bas, j’ai continué à travailler mon piano, pour un temps, aux côtés de Marcus Gordon, un disciple de Josef Lhévinne [1874-1944, sorti premier de la classe de Safonov, à Moscou, devant Rachmaninov et Scriabine]. Gordon enseignait au Conservatoire, tout comme Adolph Baller, auquel il me confia.
Et que vous considérez comme votre premier mentor véritable
Baller (1909-1994) m’a effectivement guidé pendant quatre longues années, déterminantes, jusqu’à mes 18 ans. Il était originaire de Brody, une ville carrefour du royaume de Galicie, nourrie de multiples influences, qui au moment de sa naissance était intégrée à l’Empire austro-hongrois, mais qui fut rattachée à la Pologne après la chute des Habsbourg. Baller avait étudié à Vienne avec Emil von Sauer (le célèbre élève de Liszt à Weimar), et fait ses débuts à 13 ans, au Musikverein, sous la baguette de Clemens Krauss à la tête du Wiener Philharmoniker. C’était un musicien de haut rang, doublé d’un pédagogue fabuleux, qui enseigna jusqu’à sa mort à l’Université de Stanford – en anglais, en allemand, en polonais, en russe, éventuellement en yiddish selon les cas.
Il avait un œil au beurre noir, témoignage d’une blessure qui n’avait jamais cicatrisée convenablement. Pendant les émeutes qui avaient suivi la démission du chancelier Schuschnigg, la veille de l’invasion de l’Autriche par la Wehrmacht, en mars 1938, les nazis et leurs sympathisants s’étaient déchaînés contre les juifs, recommençant de plus belle une fois l’Anschluss accompli, quelques heures à peine après l’immense rassemblement mis en scène sur la HeldenPlatz par Hitler. Pris à parti, arrêté, Baller fut sauvagement battu dans un commissariat. Découvrant qu’il était pianiste, ses tortionnaires lui brisèrent les mains à coups de matraque. Baller ne dut son salut qu’à sa fiancée, Edith, qui intercéda en sa faveur auprès du Consul de Pologne, et parvint à le faire libérer. Quand il sortit, Baller n’était plus en mesure d’écrire, pas même de tenir une plume. Edith immobilisa et banda ses mains, puis lui massa patiemment les doigts, pendant des mois, l’astreignant à une rééducation très intelligente qui lui en fit recouvrer l’usage peu à peu.
Edith et Adolph réussirent à rallier Budapest, où il se marièrent à la hâte, tant par amour que par nécessité. Après avoir multiplié les démarches pour obtenir passeports et visas, ils quittèrent l’Europe en décembre, via la Yougoslavie, pour s’installer définitivement aux Etats-Unis. S’ensuivit une période assez longue d’errance et de difficultés, qui prit fin lorsque Yehudi Menuhin invita le couple (et leur toute petite fille, Nina) à séjourner dans sa propriété de Los Gatos, dans la baie de San Francisco. Encouragé par Menuhin, dont il devint l’accompagnateur, Baller reprit sa carrière et contribua à l’effort de guerre en menant de nombreuses tournées. En 1942, il fonda également un ensemble, avec deux autres confrères en exil : le violoniste polonais Roman Totenberg (1911-2012), et le violoncelliste hongrois Gábor Rejt? (1916-1987). Elève de Flesch et d’Enesco, Totenberg avait été le partenaire attitré d’Arthur Rubinstein et de Karol Szymanowski, le créateur de sonates de Martinu, Barber, Hindemith et Honegger. Quant à Rejt?, issu en droite ligne de la tradition de David Popper, il devait être nommé plus tard à l’Université de Californie du Sud (USC), à Los Angeles.
Totenberg, Baller et Rejt? baptisèrent leur trio « Alma », en hommage à la résidence des Menuhin qui s’appelait ainsi. Je les ai entendus à d’innombrables reprises, dans les pages les plus importantes du répertoire. Il leur arrivait de donner près de 300 concerts par an. En ce qui me concerne, je n’ai jamais été un excellent lecteur à vue, par exemple. Mais Baller était capable de jouer tout ce qu’on posait devant lui : répertoire solo, concertant, musique de chambre, lieder – absolument tout. Sa pratique quotidienne excédait de beaucoup le répertoire courant des pianistes solistes.
Baller est-il le maître qui aura forgé votre culture d’une manière décisive ?
Quand j’ai fait sa connaissance, à Berkeley, je jouais déjà le 1er Concerto de Brahms (je me suis produit pour la première fois quelques mois après, à quinze ans, entouré du prestigieux San Francisco Symphony), mais Baller m’a montré le chemin. Avec lui, j’ai révisé mes conceptions techniques, élargi mes horizons. D’Autriche, Baller avait fait importer les deux premiers Bösendorfer de l’après-guerre en Californie : l’un était pour lui, l’autre pour le Conservatoire. Il m’a également présenté à Rudolf Serkin, dont je suis devenu l’élève plusieurs étés à Marlboro. Il est vrai que j’ai eu aussi la chance de profiter d’une formation musicale efficace et singulière, parallèlement à cela.
Laquelle ?
Avec mon air sympathique et mes bonnes manières (aurait dit ma mère !), j’ai été engagé comme huissier à l’Opéra de San Francisco, en 1952. Ce « métier » formidable n’avait rien de difficile, ni de contraignant. J’ouvrais et fermais les portes au public des loges. Il était aussi très mal payé, dans l’absolu, pourtant il donnait accès à un univers sans prix : deux ou trois fois par semaine, la première partie de mon office accomplie avec conscience, j’avais le bonheur de m’asseoir dans un coin de la salle, pour assister aux concerts.
L’Opera House était une maison relativement récente, puisqu’elle avait été ouverte au début des années trente. Mais elle comptait déjà parmi les plus grandes des Etats-Unis, ne serait-ce qu’en termes d’espace, de moyens logistiques. L’Orchestre Symphonique, dirigé par Monteux, jouait et enregistrait exclusivement dans ses murs, qui accueillaient les productions du Metropolitan de New York, plus une foule de solistes. J’y ai entendu non seulement les meilleures distributions, les plus grands chanteurs et chefs invités de l’époque (dans Mozart, Richard Strauss, Wagner, Verdi, Puccini), mais aussi Solomon, Vladimir Horowitz (avant son retrait), Serkin… Et plus tard, lorsqu’ils sont venus, Sviatoslav Richter, Emile Guilels, David Oistrakh.
Mon frère, un excellent violoniste, était un élève de Naoum Blinder, que plus personne ne connaît, mais qui était un disciple d’Adolph Brodsky (le créateur du Concerto de Tchaikovsky). Blinder lui-même était premier violon dans les rangs du San Francisco Symphony… et professeur d’Isaac Stern. Ensemble, nous avons entendu Josef Szigeti, Nathan Milstein, Jascha Heifetz, Misha Elman... Non, je vous assure, c’était pas mal, San Francisco. Tenez, savez-vous qui d’autre en est originaire ? Leon Fleisher ! Et quel est l’autre pianiste californien qui a débuté exactement à la même époque, disons 1950, 1951, dans la même ville ? Stephen Bishop-Kovacevich ! Enseignement splendide signifie aussi compétition féroce.
Pourquoi avoir choisi de compléter votre formation à New York, dans ces conditions ?
J’étais encore jeune, je n’avais pas d’idée bien précise au sujet de mon développement ultérieur, mais je désirais étudier en Europe. À Vienne, pour tout dire. Sollicité par Baller, Serkin estima que c’était trop tôt, sinon même inutile dans la mesure où il pensait qu’il n’y avait personne, là-bas, qui pût vraiment me convenir. Il connaissait très bien Vienne, très bien le monde musical. Avec toute l’autorité artistique qui émanait de lui, il m’a dit : « Non, tu restes ici. Tu vas aller à New York travailler auprès de Leonard Shure ».
Au Mannes College of Music ?
Ma première année d’étude fut entièrement privée. Mais il fallut rapidement y porter remède, car les temps avaient changé, et nous en étions tous conscients. Dans le monde qui s’ouvrait à nous, il ne suffisait plus d’être le brillant disciple d’un Leschetitzky pour courir le circuit sans autre bagage qu’une lettre élogieuse de recommandation. Sans compter que la différence majeure qui séparait New York de Los Angeles, finalement, c’était la concurrence, la puissance des nombres, encore plus vives sur la Côte Est. Ma génération avait besoin de titres, de diplômes. L’époque où le « talent » seul parlait pour soi, ou était censé le faire, était révolue. C’est pire aujourd’hui, où la moindre position dans un lycée de province suppose d’avoir conquis un doctorat cum maxima laude.
Par chance, Leopold Mannes m’a permis de bénéficier d’une bourse pour compléter mon cursus de manière officielle. Je parle de Leopold Mannes Junior (1899-1964), un physicien diplômé de Harvard, excellent pianiste, qui dirigeait l’institution musicale fondée par ses parents, bien qu’il reste célèbre pour avoir inventé la pellicule couleur Kodachrome… avec un confrère (violoniste dans l’Orchestre de San Francisco !) qui n’était autre que Leopold Godowski Junior, le fils de l’illustre pianiste.
Et le beau-frère de George Gershwin !
Exactement. Mannes était en outre un Damrosch par sa mère. En somme, son grand-père Leopold (1832-1885) avait fondé l’Orchestre de New York, et son oncle n’était autre que le chef d’orchestre Walter Damrosch, propagateur infatigable d’œuvres nouvelles sur le continent américain. Leopold Jr était un homme génial, qui avait étudié la composition en Italie avant de travailler pour Eastman Kodak. Sa fortune faite, dès avant la Seconde Guerre mondiale, il était simplement retourné à la musique, indifférent à l’argent, en suivant la tradition familiale. Il a longtemps siégé dans les jurys des grands concours internationaux.
Shure était-il différent de Baller, en tant qu’homme, que maître ?
Vous n’imaginez pas à quel point…
Que voulez-vous dire ?
Leonard Shure (1910-1995) était de l’espèce des géants du clavier. Un enfant prodige – né à Los Angeles, entre parenthèses… Premier concert à 5 ans. Puis études en Europe auprès d’Arthur Schnabel, rien de moins. Shure n’avait pas 18 ans lorsqu’il est sorti premier de la Hochschule für Musik de Berlin, l’année du centième anniversaire de la mort de Beethoven. C’est mieux que Clifford Curzon. Aussitôt après, il est devenu l’assistant (l’unique assistant !) que son maître ait jamais employé dans sa carrière. Mais une fois les nazis arrivés au pouvoir, et Schnabel exilé en Angleterre, Shure retourna aux Etats-Unis, pour débuter à Boston, dès 1933, sous la baguette de Koussevitsky.
Quand je l’ai connu, en 1956, Shure était un homme qui, à l’âge que j’avais alors, avait déjà joué avec les plus grands orchestres des Etats-Unis : New York, Cleveland, Pittsburgh, Saint-Louis, Philadelphie... Autrement dit : avec Mitropoulos, Rodzinski, Reiner, Golschmann, Barbirolli, Stokowski. Premier pianiste invité à Tanglewood, il venait également de s’illustrer aux côtés de George Szell.
Seulement Leonard Shure, comme tout pianiste de cette envergure, aux succès précoces, était rongé par des problèmes d’ordre émotionnel. Il vivait dans la crainte constante de voir fondre sur lui cette lourde épée de Damoclès, que beaucoup voient pendre au-dessus de leur tête : « Suis-je aussi talentueux, en vérité, que je crois l’être ? Puis-je atteindre, pour de bon, le degré d’excellence que je vise, que je prône et enseigne ? ». Variante plus subtile et perfide : « Suis-je à même, puis-je réellement jouer aussi bien… que je sais en être capable, aussi bien que je l’ai démontré dans le passé ? ».
Le métier d’artiste est très difficile. Celui du virtuose peut-être davantage. Car vous avez la certitude, dans votre solitude profonde, que vous ne travaillez pas en vain. Vous savez à quoi devrait ressembler l’interprétation idéale de telle ou telle pièce. Vous en avez plus que la sensation : la vision, l’intime conviction. Vous avez organisé votre préparation minutieuse en ce sens, pour donner corps et vie à une image interne. Vous connaissez les directions à prendre. Mieux encore : votre public le sait. Il vous a déjà entendu. Il vous situe sur une échelle. Il attend de vous certaines choses. Et la pression se fait sentir sur vos épaules, à mesure que le temps s’écoule, avec toujours plus d’insistance. Vous ne devez pas, vous ne pouvez pas échouer : il vous faut, au minimum, rééditer votre performance précédente, franchir la ligne de propre record, vous hisser à la hauteur de votre propre niveau. Surtout ne pas décevoir. Et vous devez alors entrer en scène, vous asseoir, poser les mains sur le clavier. Vous mesurer autant au chef d’œuvre qu’à vous-même.
Shure a joué du piano, en professionnel, jusqu’à un âge avancé. Il était septuagénaire quand il entreprit sa première tournée en URSS. Parfois il était magnifique, inspiré à la mesure de sa grandeur. Parfois, il était tout à fait absent, égaré comme en dehors du chemin. Sa vie personnelle était très compliquée, aussi, ce qui n’arrangeait rien. Quatre épouses, quatre enfants, des adoptions, soit une foule de traumatismes, plus les déménagements, les chocs inévitables, les pensions alimentaires allant avec… Le pire, pourtant, j’en suis sûr (au moins quand je l’ai rencontré), c’était pour lui la figure du Père, qui était mort dans les faits… mais qu’il ne parvenait pas à tuer. Le pire, oui, c’était cette ombre du Commandeur Schnabel, qui pouvait l’engloutir entièrement sous sa voix de stentor : « Allons, tu es doué, Lenny, mais voyons, tu ne seras jamais aussi grand pianiste que moi ! ».
Souvent j’ai pensé que cette valise était trop lourde à porter. Shure était « l’élu », le dauphin désigné de Schnabel, pourtant il n’était son fils qu’au sens spirituel : combien savent ce qu’a traversé Karl-Ulrich Schnabel, quelles douleurs, quelles entraves, quels complexes a connus ce pianiste exceptionnel, qui était pleinement, pour le coup, le fils et l’héritier de Schnabel ?
Comment Shure s’en sortait-il, pour sa part ?
En adoptant la seule attitude possible : il s’échinait à ériger un mur. Pour se protéger… Et le seul mur qu’un musicien professionnel puisse construire, c’est un authentique rideau de fer fait d’étude, de travail, d’abnégation. La seule manière de surmonter des angoisses psychologiques de cette nature, c’est au fond d’être fort, solide, inébranlable au point que rien ne puisse plus vous atteindre, que votre propre mental, que votre cerveau ne puissent pas vous entraîner par le fond.
Pendant les répétitions avec orchestre, il avait l’habitude de se reprendre, si quelque chose n’allait pas, au lieu d’avancer. Tant qu’il n’était pas totalement satisfait, il pouvait rejouer un passage une dizaine de fois, sans égard pour le chef ou les musiciens d’orchestre, que cette mauvaise habitude pouvait éventuellement déranger.
Shure travaillait au clavier sans relâche, et bien sûr, jamais de façon stérile. Mais c’était aussi pour lui une manière de « s’abrutir », je veux dire : de s’empêcher de se retrouver face à ses angoisses – seul, tout seul…
C’est-à-dire « en mauvaise compagnie », dixit Ambrose Bierce (une gloire locale, à San Francisco)
Et l’on imagine comme l’isolement peut s’avérer redoutable, pour un être blessé. Mais Shure le dominait. Son objectif était : comment évacuer le superflu, diriger ses forces entièrement, uniquement vers l’accomplissement musical. Même perdu au milieu de ses difficultés familiales, il donnait l’exemple d’un dévouement inconditionnel, absolu à la cause….
J’ai beaucoup appris, avec lui. Y compris sur l’Homme, sur l’être humain en général, et sur les exigences de la parole. Nous nous entendions à merveille, mais il pouvait être violent, dans ses réactions. À l’oral, j’entends. « Pourquoi, mais pourquoi, pourquoi joues-tu ça comme cela !! ». Il s’emportait, s’indignait, et devenait cinglant. Or s’il y a bien une extrémité à laquelle je n’ai jamais pu me résoudre, en tant qu’enseignant, c’est bien à celle-là. Pendant mes cours, je m’autorise, le cas échéant, à être irrité, ennuyé, déçu, abattu… Mais jamais brutal. Je suis ferme, mais pas blessant. Je sais l’effort que représente le fait de travailler son piano, d’étudier pendant des semaines et des semaines. Il y a toujours deux façons de présenter une même réalité. Il y a la manière douce et la manière forte. Ce qui distingue les deux, c’est que la manière forte ne s’oublie pas. La violence verbale laisse des marques, elle peut conduire à des blocages et des paralysies. Un pédagogue doit faire très attention, lorsqu’il s’exprime et transmet un message à ses élèves.
Comment s’est terminée votre relation de travail avec Leonard Shure ?
Il aurait souhaité que je poursuive plus longtemps, en classe, à Mannes, avec lui. Mais au bout de quatre ans je souhaitais à la fois obtenir un sésame, mon master’s degree, tout en m’émancipant de sa tutelle. La solution, pour moi, c’était évidemment d’aller voir en face, à la Juilliard School, sauf qu’à Juilliard, le grand professeur, la responsable en chef des études pianistiques, c’était Rosina Lhévinne (1880-1976). Et je ne pouvais évidemment pas me jeter dans les bras de la rivale la plus importante de Shure, même si Shure et Lhévinne entretenaient d’excellentes relations d’amitié dans la vie. J’ai fini ainsi par m’inscrire en piano… dans la classe de musique de chambre du Juilliard Quartet. Mon nouveau maître, sur le papier, avait pour nom Claus Adam (1917-1983).
Le violoncelliste ?!
En personne. Pas n’importe lequel, remarquez : un musicien formé par Emanuel Feuermann, qui resta violoncelliste au sein du Quatuor Juilliard pendant près de vingt ans. Mais dans tout ça, j’ai quand même dû passer un examen final dans ma branche, un examen de piano pur, en montant un programme de soliste.
Pour quel résultat ?
J’ai obtenu la distinction la plus élevée… Et ce qui était génial, je vais vous dire, c’était précisément d’obtenir la récompense la plus haute de l’école, le Morris Loeb Award, sans avoir été l’élève d’aucun des maîtres de la Juilliard School (ce que la hiérarchie n’a pas manqué de juger scandaleux). En fait, je me demande si on n’a pas voté pour moi précisément pour cette raison : n’étant l’étudiant de personne, je ne me trouvais pas pris au piège des rivalités personnelles qui agitent constamment les membres d’une institution. Il n’y avait aucun enjeu à glisser mon bulletin dans l’urne, ce qui fit de moi un vainqueur !
Je me rappelle très bien que je n’avais même pas eu l’intention de me rendre à la cérémonie de remise des diplômes, tant je pensais n’avoir aucune chance d’emporter quoi que ce soit. Je me suis pourtant trouvé là, mon nom fut appelé, et je revois encore – je reverrai toujours – l’expression étonnante que William Schuman (1910-1992), le grand patron de l’école, un Prix Pulitzer, l’auteur de huit symphonies, arbora en me serrant la main pour me féliciter. Une expression qui semblait signifier : « Mais enfin, qui c’est ce gosse ? Jamais vu de ma vie ! ». Sur quoi, quelqu’un a cru bon de préciser : « Le jeune Jerome Rose est un élève de Claus Adam, Monsieur le Président ». « Je vous demande pardon ?! », sursauta Schumann, « Adam le violoncelliste ? Mais bon sang, qu’est-ce qui se passe ici ! ». Le plus drôle, c’est que Schuman était le fondateur du Quatuor Juilliard. Ce fut sa dernière année à l’école : à la rentrée suivante, il s’en alla diriger le Lincoln Center de New York.
De toute façon, 1961 fut une année mémorable. Dans la foulée de mon diplôme, j’ai obtenu la bourse de la Concert Artists Guild, ainsi qu’une bourse Fulbright pour étudier à Vienne. Surtout, j’ai participé au Concours Busoni, à Bolzano, où j’ai remporté le Premier Prix, qui n’avait pas été décerné depuis 1957.
Un souvenir particulier du Busoni ?
Je me rappelle d’abord la chaleur accablante du mois d’août. La serviette éponge enroulée autour de ma taille, ma chemise ouverte, et les gouttes de transpiration qui perlaient abondamment sur mon front pendant mes longues heures de travail. Pour le reste, le Busoni est un concours international. Il n’y a rien d’autre à dire. Si vous n’êtes pas déterminé, si vous n’êtes pas mû par l’instinct du tueur, ce n’est pas la peine de vous mesurer à ce genre de défi. Sur le tableau d’honneur, mon nom a été inscrit après celui du Premier prix précédent : une certaine Martha Argerich. En 1958 et 1960, Bruno Canino et Augustin Anievas s’étaient classés quatrième et deuxième.
Et Vienne ?
Quelle description puis-je en faire, chacun sait à quel point Vienne est un paradis musical ! J’étais assez occupé… En un mois, j’ai monté le 5e concerto de Beethoven, « L’Empereur », et le Premier de Tchaikovsky. J’avais deux superbes « Bösen » à ma disposition. Et j’habitais Johannesgasse, à quelques minutes du Musikverein. Je me suis enivré de musique : Böhm, Karajan, Swarowsky… Je n’espère pas pouvoir dresser la liste de tous les interprètes que j’ai entendus. Je me souviens de Christian Ferras, des deux actes de Lulu, d’Alban Berg, donnés au Theater an der Wien ; du do mineur de Beethoven par Serkin, sous la baguette d’un tout jeune chef, Zubin Mehta, qui sortait à peine de l’Académie de musique.
Parmi les pianistes, il y avait tout un clan, brillant et soudé, formé par les disciples d’Edwin Fischer : Paul Badura-Skoda, Jörg Demus, Alfred Brendel (deux lauréats du Busoni) – et je crois… Detlef Kraus, ou Sebastian Benda, je ne sais plus exactement. Badura-Skoda était le meilleur d’entre eux. Le roi du moment, avant que sa couronne, car telle est la loi, n’échoie à un autre. Mais Vienne avait ceci de frappant, c’est qu’elle encourageait ses jeunes. À l’époque, jouer une fois à Paris, avec orchestre, était un privilège inenvisageable, ou peu s’en faut, alors qu’à Vienne un Brendel, à trente ans, pouvait déjà se produire quatre ou cinq fois par saison par exemple. Et le public était extraordinaire… D’une qualité, d’une distinction (d’un conservatisme désuet, aussi !), que l’on ne rencontrera plus.
Celui qui m’a le plus marqué, sur place, c’est Wilhelm Backhaus. Mais Baller m’avait prévenu : Backhaus était une sorte de monstre. Avant la guerre, Baller l’avait vu profiter des montagnes, de promenades dans la nature, de lectures intensives pendant tout un été suisse, sans qu’il ne touche à son clavier. Dix jours avant le début de la saison, Backhaus se remettait au travail, et la qualité technique, la puissance, l’élévation spirituelle, le fini de ses exécutions étaient tout bonnement écrasants. J’ai parfois l’impression que plus personne ne comprend rien à la stature d’un maître tel que lui. Un Backhaus traversait la scène, s’asseyait sans manière et délivrait un jeu magistral, dépourvu d’effet, de surcroît. Concentration absolue. Et ce profil de statue… Ce genre de pianistes n’avait en fait qu’à s’asseoir, c’était déjà grandiose ! Et quand ils jouaient… Son récital Beethoven, pour moi, reste inoubliable. Quand je vois ces chiens fous qui entrent dans ma classe, font des manières et se tordent de grimaces. Enfin, on ne va pas recommencer.
C’est vrai, il swinguait comme personne… Mais je crois qu’il aurait dû faire la part des choses, entre Bach, le jazz, Hancock, Zawinul, le synthétiseur, ses velléités de provocateur, les maîtres classiques, et son ADN, son enracinement culturel. Je ne comprends pas que Gulda se soit détruit à ce point (car pour moi, c’est de la destruction). Il aurait dû comprendre qu’il faisait partie d’un grand tout, qu’il était dépositaire d’une tradition particulière, indissociable du vieux continent, qu’il lui revenait d’ailleurs de transmettre lui-même à son tour. L’enfant terrible préférait choquer la « bourgeoisie » viennoise, qui l’exaspérait. Il faut dire qu’elle se signalait aussi par des travers répugnants. Heureusement, il nous reste une foule d’enregistrements exceptionnels. Il est encore là.
Vous croyez en l’existence d’une vie après la mort ?
Pourquoi pas ? Où qu’elle soit, Guiomar Novães ne se doute pas que je l’admire (et plus que tout dans Schumann). Pourtant, le fait qu’elle ait pris la peine de léguer aux générations futures des témoignages qui les touchent et les atteignent revêt une signification très grande, à mes yeux. J’espère, à ma manière, en faire autant.
Vous avez entrepris une démarche plutôt volontariste, en ce sens
Je fais très attention, néanmoins, à la qualité des traces que je laisse derrière moi. À l’ère du numérique, il faudrait être idiot pour ne pas s’en préoccuper, pour ne pas réaliser qu’elles font partie de la diffusion nécessaire d’un héritage personnel. Il s’agit de se prolonger. J’enregistre le répertoire qu’il m’importe de transmettre. Mais je veille au grain. Pourquoi se priver de faire le tri, si la possibilité nous est offerte de le faire ? Les compositeurs eux-mêmes ont éliminé sans pitié, les écrivains ont veillé à la publication de leurs œuvres complètes dans des éditions conformes à leur volonté. Laisser le mauvais ? Non merci. Prenez Richter, prenez Serkin : ils nous laissent des choses fabuleuses, et d’autres beaucoup moins glorieuses, captées à leur insu, dont je sais qu’ils n’auraient pas aimé les voir dans les bacs de disques.
La vidéo apporte un surcroît d’authenticité, elle révèle des dimensions supplémentaires. Les expressions du visage, du corps, les doigtés, la pédale… La technologie moderne nous le permet : pourquoi diable continuer à graver des CD ? Le DVD en est aussi éloigné, que peut l’être une discussion de vive voix d’une simple conversation téléphonique. Vous en connaissez, des mélomanes qui n’écoutent qu’avec leurs oreilles ? Question de point de vue… Le jeu impose cependant une règle, à laquelle il est impératif de se tenir : refuser toute espèce de compromis. Ralentir un peu à tel endroit, pour assurer un passage sous prétexte qu’il passera à la postérité, est sans doute tentant, mais c’est inadmissible.
Récemment, j’ai mis la main sur le film d’un concert que j’ai donné en Géorgie, en 1982. Je ne me doutais même pas que le document existait. Il a transité par l’intermédiaire d’un des mes élèves, à Toledo, Ohio, et internet me permet aujourd’hui de le relayer. Je joue Funérailles. Il n’y a qu’une caméra, le plan est fixe. Bien sûr, il y a des accrocs, je prends des risques, c’est une prise de concert ! Il y a aussi une interprétation d’Orage, des « Années de pèlerinage ». Un live de la BBC, de 1975. Je considère que ces deux images sont assez fidèles et représentatives de mon jeu. Entre nous, j’aimerais assez être associé, une fois disparu, à ce genre de souvenirs musicaux. En plus, j’avais vraiment beaucoup de cheveux, à l’époque.
Quand avez-vous décidé d’enseigner, enseigné pour la première fois ?
Peu après la Crise des missiles de Cuba, pour des raisons quasi-indépendantes de ma volonté, d’ailleurs. Tout à la poursuite de mes études – c’était stupide, mais c’est ainsi – j’avais négligé de régulariser ma situation vis-à-vis des autorités militaires fédérales. En 1962, ma formation était achevée, et ma carrière débutait sous de bons auspices, un peu partout en Europe. À Londres, notamment, j’avais signé un contrat avec le London Symphony Orchestra. Je devais jouer à Wigmore et au Royal Albert Hall. J’avais bien adressé une lettre à la base de l’Air Force que les Etats-Unis entretenaient en Angleterre, histoire de ne pas me retrouver dans une posture délicate, mais personne n’a pris la peine de m’en accuser réception, si bien que j’ai fini par croire que mon cas était réglé. Seulement, en octobre 1962, alors que Kennedy, Castro et Khrouchtchev venaient de passer à deux doigts d’une guerre mondiale, les jeunes gens de mon âge (24, 25 ans) ont été appelés sous les drapeaux et recrutés dans le pays entier, or je n’avais aucune intention d’employer mes mains pour assembler une arme ou passer les obstacles sur un parcours du combattant.
Aussi, quand l’armée m’a demandé des comptes, j’ai ergoté : « Morris Loeb Award, quoi, j’ai des engagements fermes, je viens de remporter le Busoni, épargnez-moi, je suis un génie ! » L’administration m’a fait don d’un mois, me laissant honorer mes concerts, mais j’ai dû rentrer en Amérique, à Oackland, où j’ai été intégré aussitôt dans une unité. Belle leçon (quelle humiliation, oui) : vous rôdez un concerto de Rachmaninov, et une semaine plus tard vous vous alignez dans le plus simple appareil aux côtés de vingt-cinq compagnons de régiment. Pour plaider ma cause, j’ai contacté le Sénateur de Californie, à Sacramento, ainsi que le commandant en chef chargé du recrutement des forces armées de l’Etat. Je leur ai promis de me couvrir de lauriers pour la Nation, ça, c’était du service ! Mais rien à faire. Le gradé m’a lancé : « Je regrette, dossier ou pas, piano ou pas, vous devez deux ans à votre pays ».
Quand là, le destin a frappé à ma porte. Un poste d’enseignant s’est libéré à Bowling Green, Ohio. Le doyen était un pianiste de bon niveau, un ancien élève de Tobbias Matthay [1858-1945, professeur de Myra Hess et Moura Lympany]. Cet homme aimait passionnément la musique, il avait envoyé ses enfants au Curtis Institute, à Philadelphie, et il décida de me faire confiance. Je lui ai toujours été très reconnaissant. Il faut l’être à l’endroit de ceux qui vous viennent en aide. Et tout s’est engagé de cette manière. Avais-je vraiment le choix ? Non. Voulais-je quitter Londres ? Sûrement pas. Avais-je projeté de devenir professeur ? Pas vraiment, pas tout de suite, mais Bowling Green s’est avéré un havre de paix, où j’ai profité d’une grande liberté d’action. Je commençais aussi d’entrevoir ce que pouvait être l’angoisse du planning vide, le fait de vivre aux crochets des agents, des organisateurs de concerts. Bowling Green, c’était aussi la sécurité.
Vous êtes aujourd’hui professeur au Mannes College et donnez régulièrement des master-classes aux Conservatoires de Moscou, de Tokyo, à l’Académie Chopin de Varsovie, à la Hochschule de Munich ainsi qu’au Mozarteum à Salzbourg. L’Université de New York vous a fait Docteur honoris causa pour récompenser « l’engagement d’une existence entière vouée au service de la musique ». La transmission par l’exemple semble vous importer beaucoup, en tant que pédagogue.
Je vais vous dire comment on apprend des aînés. Au printemps 1962, j’ai joué le Concerto en do mineur de Mozart à Florence, un dimanche soir, sous la direction de Carlo Zecchi (1903-1984), à la tête de l’Orchestre du Mai musical. La veille, Sviatoslav Richter était programmé en solo, dans la même salle (sur le même piano !), pour un récital qui comportait justement du Mozart. Bien sûr, je suis allé l’entendre, au risque de me paralyser. Jusqu’au dernier moment, je l’ai vu répéter, travailler comme un fou. Sa prestation terminée, Richter a passé une bonne partie de la nuit au clavier. Et le lendemain, il était fidèle au poste, dès l’aube.
Quand est venu mon tour, ce dimanche, Richter est passé saluer Zecchi dans les loges, juste avant que nous ne fassions notre entrée sur la scène. Je me tenais là, plutôt anxieux, chamboulé par les événements de la veille, moi qui venais de naître, avec mon Prix Busoni en bandoulière, quand j’ai surpris cette conversation en allemand entre les deux maîtres. Zecchi, un immense pianiste qui était un disciple de Ferrucio Busoni et d’Arthur Schnabel, qui avait pris la place d’Ernö Dohnányi comme partenaire d’Enrico Mainardi, puis renoncé au clavier pour devenir chef d’orchestre, confia comme cela à Richter : « Je vous ai admiré hier, et comme cela me réconforte de vous voir maintenant, ici avec moi, mon cher ami. Ce concerto est si pur, si beau, si difficile, et je ne l’ai dirigé que quelques dizaines de fois, à peine ! ». Inoubliables leçons, reçues en l’espace de deux jours. Mais ce sont là des leçons de vie avant tout.
Pendant le même séjour en Italie, figurez-vous, il m’a été donné d’admirer l’emprise totale que peut avoir le don sur l’individu. Nous étions à Gênes, chez un patricien fortuné, dont Leonid Kogan, qui venait de se produire, était l’invité. Réception magnifique, longues robes et tenues de soirée. Kogan, c’est terrible, était gêné, empêché, suivi et précédé en permanence qu’il était par un interprète soviétique, à l’accent parfait (à l’évidence un membre du KGB, chargé de rapporter les moindres faits et gestes du violoniste aux autorités). À un moment donné, ménageant son effet, notre hôte disposa sur un guéridon trois ou quatre instruments fabuleux de sa collection : Amati, Gagliano, Guarnerius. Imaginez la tension subtile, mais vive, qui règne alors, et oppose une virtuose de haut rang, otage d’un régime totalitaire, à un vieux noble italien, raffiné, fortuné, libre, heureux possesseur de trésors, et qui ne sait pas manier l’archet. Kogan jouait sur deux Guarnerius del Gesù, propriétés de l’URSS, que le Kremlin pouvait lui retirer quand bon lui semblait, à la moindre « déviance ». Avec la plus parfaite courtoisie, cependant, Kogan s’exécuta de bonne grâce et fit admirer la sonorité de ces pur-sang.
Vous parlez de « transmission ». Mais de quoi parlons-nous, en réalité ? Le problème central est : que communiquons-nous, du clavier ? Quels messages sommes-nous censés divulguer ? Quelle œuvre dessinons-nous au travers des notes ? Que se passe-t-il au-delà de la forme ?
Si vous comprenez réellement l’écriture, l’agencement des pièces de charpente d’un morceau, vous devez non seulement leur assigner leur juste place en les fondant ensembles, au sein d’une interprétation qui se tienne, mais devez encore le ressentir, l’éprouver de tout votre corps sur la scène, pour communiquer le tout à l’auditeur.
Fascinant voyage, que celui que vous fait accomplir le parcours tonal au sein d’une sonate. Vous débutez avec une fondamentale, une tonique, dans le ton principal, puis vous embarquez pour une destination plus lointaine, le ton relatif ou la dominante – voilà déjà deux thèmes énoncés, reliés par leur transition modulante. Ici vous vous heurtez à une barre de reprise, et voilà que la ronde recommence, que vous rejouez le tout, en entier, pour déboucher sur un univers inconnu, un développement, qui explore des régions exotiques, vous entraîne bien plus loin de la patrie d’origine, loin du premier degré. Comment ne pas frémir, physiquement, quand après ce périple, vous vous chargez de réexposer les deux thèmes, quelquefois par surprise. Comment ne pas vibrer de tout son être, sous l’effet de ces tensions permanentes, de ces conflits de tonalité ? Et le chemin n’est pas fini. Quels univers se dévoilent-ils dans le mouvement lent, puis dans l’allegro final, et même, que se passe-t-il entre ces mouvements ? C’est cela, l’expérience de l’interprétation, de la révélation musicale. Il devrait toujours en être ainsi. Ce n’est plus tellement le cas à l’heure actuelle.
Dans quel sens ? Que pensez-vous des prestations modernes ?
Que nous manque-t-il à l’heure actuelle, en musique ? Quels éléments font défaut, dans nos exécutions musicales ? D’abord ce qu’il nous manque de la société elle-même… Ce qu’il nous manque, c’est ce qui n’existe plus, par exemple ici, à Paris, de ce qui faisait l’esprit, l’ambiance, la mystique, mettons, du mouvement romantique. Il nous manque les poètes, les peintres, les artistes qui respiraient dans tel quartier, l’âme, le fluide spirituel qui irriguaient la société, il nous manque les émeutes, les angoisses, les conflits sociaux, politiques, les troubles, la prospérité économique, les références communes, les courants et débats d’opinion qui agitaient les consciences. Tout un monde englouti. Mais la recherche, l’intelligence de ces mondes révolus, une intimité profonde avec eux sont-elles impossibles, de nos jours ? N’est-ce pas le but de tout interprète ?
J’ai cité Guiomar Novaes, parmi cent autres. Nous sommes au XXIe siècle, et continuons d’admirer, avec raison, les enregistrements des maîtres du passé. La question est donc : pourquoi n’entend-on plus personne jouer ainsi, ou s’approcher de ces réalisations ? Peut-être pour les raisons que j’ai dites. Peut-être avant tout parce que vivre et grandir à Londres, Vienne, Prague, Budapest, Barcelone, Saint-Pétersbourg, Dresde ou Paris ne veut plus dire grand’chose.
Nous avons perdu, ou tendons à perdre, le sens profond de la civilisation, nos légendes, la saveur, l’originalité foncière de nos des arts – littérature, peinture, sculpture, poésie, architecture… Les fondamentaux de nos existences. Que reste-t-il du passé, de nos déchirements, de nos batailles ? Ce n’est même pas que les jeunes poussent maintenant à la hâte, sans souci de racines (comment reprocher à un élève doué du Japon, de Corée, leur compréhensible décalage avec, disons, les mythes fondateurs américains ?) : c’est qu’ils ne s’y intéressent plus, ou de moins en moins, même ici en Europe. Pas plus qu’ils ne s’intéressent et ne se captivent pour la beauté, l’élégance des solutions que l’on peut apporter à des problèmes récurrents d’exécution pianistique.
Je regrette, mais je ne crois pas me tromper. Qui fait encore preuve de cette curiosité-là ? Quel système scolaire encourage nos enfants dans cette direction ? Quel calendrier les y autorise ? Maîtriser le clavier d’un ordinateur, la programmation, percer les arcanes de l’internet sont des accomplissement autrement mieux valorisés, sous nos latitudes. Or je reste convaincu qu’on ne peut pas prétendre véhiculer, délivrer du piano une parcelle essentielle, constitutive du patrimoine culturel occidental, moins encore affirmer en être partie prenante, sans manifester un minimum d’appétit, de profondeur, de connaissance.
C’est pour moi une source inépuisable de consternation et d’étonnement. À New York, nous disposons de la plus belle collection mondiale d’instruments de musique, celle du Metropolitan Museum. Croyez-vous que les étudiants s’intéressent aux pianos de Graf, aux Broadwood, aux Erard, aux Pleyel de Beethoven, Liszt et Chopin ? N’importe quel inscrit au Mannes College ou à la Juilliard School peut avoir la chance de les jouer. La chance de comprendre, soudain, la véracité des indications de pédale des maîtres, la chance d’expérimenter des touches, des marteaux, des univers sonores lointains, différents. Et alors ? Avons-nous des disciples plus curieux pour autant ?
Si essentiels soient-ils, ce ne sont pourtant là qu’éléments de contexte : quelle perte majeure déploreriez-vous, au plan strictement musical ?
Je dirai que ce qui manque, dans la majorité des interprétations contemporaines, c’est avant tout le sens de la transition, de la direction. Le sens de la vie, de l’origine et de la destination. Si vous jouez les Études symphoniques de Schumann, sentez alors que le père et la mère vous sont présentés dans l’énonciation du thème : sentez et faites sentir que chaque variation qui s’ensuit possède son caractère, sa personnalité, quoiqu’elle demeure génétiquement liée au thème du départ. Avez-vous jamais entendu des parents affirmer que leurs enfants étaient identiques ? Et avons-nous jamais vu une fratrie constituée de clones ? Bien sûr que non ! Au sein d’une même famille, les enfants font tout ce qu’ils peuvent pour ne pas se ressembler. Ils sont rattachés à leurs géniteurs, ils ont des traits communs, mais ils tiennent à leur individualité, ils veulent être eux-mêmes, exister par eux-mêmes ! Une relation unique les lie en outre entre eux : le premier enfant d’un couple impacte le deuxième d’une façon particulière, puisque ce numéro deux est non seulement relié à ses parents, mais il l’est aussi à son prédécesseur, se définit également par rapport à lui, et ainsi de suite entre les numéros suivants. Se crée de la sorte une chaîne d’interdépendances et de relations complexes, entre un père, une mère, un ensemble de frères et sœurs, comme il s’en forme une entre le thème et ses multiples variations.
Et plus vous avancez ainsi dans la partition, plus vous accumulez d’expérience. À mesure que vous jouez, votre savoir grandit : chaque note, chaque mesure, chaque système, chaque variation que vous présentez s’enrichit (tout en dépendant) des notes, mesures, systèmes, variations qui ont été joués précédemment. Vous entrez alors dans une sorte de spire, de continuum temporel. Et cela, non seulement le musicien véritable doit le comprendre, mais l’auditeur doit l’éprouver grâce à lui, à travers lui.
Mais enfin… C’est du blabla, tout ça ! Tout le monde dit la même chose… Et vous savez de quoi je parle. Quiconque a jamais analysé une partition est sur la même longueur d’onde, inutile d’en rajouter !
Il est des phrases que je prononce souvent, durant mes cours. L’une d’elles dit que le public ne vous écoute jamais que dans la proportion où vous vous écoutez vous-même. Il vous écoute avec la même acuité que celle avec laquelle vous vous écoutez. J’ai aussi prévu leurs corollaires humoristiques : personne ne joue mieux que ce qu’il désire. Personne ne surpasse son propre idéal de jeu… Voire : personne n’a jamais de carrière supérieure à celle qu’il attendait…
Quand on s’arrête une minute, on voit bien que tout ça, ça n’est jamais qu’une suite de clichés. Juste une farandole de bons mots que l’on aime à partager. Mais ce sont des sentences qui sonnent bien.
Il n’empêche, juste entre nous, demandez à n’importe quel jeune élève, de nos jours : qu’est-ce que le grand piano ? Le piano de grand style ? Que désigne-t-on, par l’expression « grand pianiste » ? Quels critères objectifs rangent un interprète dans cette catégorie ? Et maintenant, examinez les réponses. Leur pauvreté. Leur banalité. Mon sentiment est que si vous êtes incapable d’argumenter sur ce point avec détails et précision, alors vous ne jouerez jamais correctement du piano.
Si vous n’êtes pas en mesure de traduire par des mots ce que vous pensez être le « grand jeu » de piano, comment espérez-vous l’atteindre ? Le poursuivre, le découvrir, le rêver ?
Vous seriez surpris de voir à quel point les étudiants actuels se fourvoient à ce sujet, dans les Conservatoires du monde entier. À quel point leurs jugements sont éloignés de la réalité, leurs valeurs faussées, leurs motifs « d’admiration » déplacés. Beaucoup, paradoxalement, et c’est tragique, n’ont aucune idée du but qu’ils poursuivent : ils ignorent la nature de ce après quoi ils courent – on se demande alors pourquoi ils s’acharnent à se gaver d’études, d’exercices et d’octaves.
Mais ces jeunes gens, minoritaires, que vous citez en (contre-)exemple, quelles sont leurs références ? Quels pianistes écoutent-ils, chez eux ? En concert ?
Vous m’entraînez sur le terrain des choses qui m’agacent, me bouleversent, me désespèrent. Peu importe leurs modèles : s’il ne s’agissait que de noms… C’est encore au-delà de ça.
Les nouvelles générations, façonnées par le disque, une écoute abstraite, une connaissance biaisée de la musique (non plus jouer ou lire : acheter, télécharger !), les nouvelles générations ignorent ce que représente, ce que signifie l’expérience fondamentale, collective et individuelle, de l’audition dans une salle de concert. Ils ignorent ce qu’est la véritable communication artistique. Parce qu’ils n’en ont pas fait (ou trop peu) l’expérience, parce qu’ils manquent de repères, ils sont incapables d’identifier, en direct, en chair et en os, ce qu’est un authentique moment de grâce musical. Schnabel disait en souriant : « Mes silences, mes arrêts, dans mon jeu, sont meilleurs que ceux de n’importe quel autre pianiste… ».
Les générations actuelles, qui subissent le star-system, ce massacre de la commercialisation à outrance de « vedettes » qui publient des « albums », dans un monde de vitesse, de superficialité, de téléphones portables qui sonnent en plein Bach, ne se doutent plus que le pianiste, sur la scène, est comparable à l’acteur grec du théâtre antique, que son emploi même est « dramatique », au sens historique du mot, qu’il est un acte charnel, intellectuel, sensible, émotionnel, qui relève de l’amphithéâtre, de l’arène, du mystère. Qu’il suppose en retour une concentration d’écoute. Que le récital, oui, est, ou devrait être un instant d’échange et de profonde communion. Sauf exceptions, il l’est de moins en moins. Dans le pire des cas, il n’est devenu qu’un acte de consommation culturel.
Par quoi expliqueriez-vous ce manque de repères, que vous dénoncez ?
Je crois que celui-ci est imputable à la disparition, ou à la raréfaction, des premiers rôles, des rôles moteurs : je parle de ce hérauts (héros !) qui soulevaient autrefois des vagues entières d’auditeurs, les poussaient à se rendre avec impatience et frénésie au concert, et qui laissaient une empreinte indélébile. Qui indiquaient une voie, surtout, en proposant un exemple admirable à suivre.
Marlboro en regorgeait. Il n’y avait qu’à ouvrir les oreilles et les yeux, qu’à boire à la source. C’est Marlboro, qui davantage que New York, fut le grand choc musical de ma propre jeunesse, comme il le fut pour tant d’autres. L’un des beaux-frères de Serkin était français, un chanteur de la trempe et de la tradition de Gérard Souzay. Faire à ses côtés l’expérience des lieder, de Schubert à Wolf, ressentir le plaisir de la conduite, de l’inflexion de la voix, des respirations, de l’adéquation du poème et de sa réalisation musicale, apprendre le dosage des plans, l’art subtil de l’accompagnement au piano… Comment vous dire. Pendant ce temps-là, Serkin travaillait lui-même les concertos de Mozart avec un soin difficilement concevable. Nous n’avions qu’à puiser.
À quelques encablures, on admirait Sasha Schneider, le Quatuor de Budapest, John Mack, Myron Bloom, les hautboïste et corniste de l’Orchestre de Cleveland. J’ai vu Mieczyslaw Horszowski travailler huit heures d’affilée, nous gratifier de sonorités splendides, se contenter d’un sandwich à midi, d’une tasse de thé. C’était sa vie. Et Pablo Casals ! J’ai eu le privilège de jouer avec lui, en 1966, au cours d’une classe de maître (la photo est toujours dans mon bureau).
Qui d’autre alors assumait ce rôle de moteur… Louis Kentner, par exemple. Quel musicien ! Quel héritage, quelle transmission lisztienne ! Et Shura Cherkassky ? Quand je l’ai découvert à Londres, quand j’ai entendu pour la première fois ce feu, cette passion, cette intensité – cette perfection aussi. Seul Horowitz, de temps à autre, était capable d’un tel niveau. Mais Cherkassky possédait une rage virtuose incroyable, et frappait peu à côté. Non, les leaders charismatiques ne faisaient pas défaut.
Mes maîtres appliquaient avec moi le seul principe valable qui puisse du reste s’appliquer à l’étude de tous les instruments de musique : zéro compromis. Exigence absolue. Rigueur. Discipline. On n’a pas le droit de mal jouer. On n’a pas le droit de ne pas travailler. Il est strictement interdit,sous peine de sanctions radicales, de phraser improprement, de se contenter de médiocrité. La musique n’est pas un loisir.
Or au seul point de vue pédagogique, les tenants d’une doctrine, d’un discours fermes, les mentors que l’on écoutait religieusement, qui inspiraient la crainte, ont tendance à s’éteindre aujourd’hui, tandis que ceux qui pratiquent et enseignent toujours sont occupés souvent à monnayer leur talent, à naviguer d’institution en institution, loin de l’idéal de l’artiste en résidence. Non par cynisme ou bassesse, mais parce que le système est ainsi fait, qui les y encourage. Et c’est humain…
Ce qui me m’attriste aussi, c’est que je ne vois plus à présent, ou trop peu, manier le concept, la notion forte de « vie artistique » conçue dans sa globalité, érigée en cible à atteindre. Nous formons des masses de pianistes qui n’aspirent qu’à s’imposer dans les grands concours. Pensent-ils à l’après ? Conçoivent-ils l’existence qui les attend ? Se projettent-ils dans l’avenir ? La performance importe seule dans l’instant, désormais. Et aucun adulte ne les met en garde ou ne leur inculque le sens des responsabilités.
Or le défi majeur, en art, c’est la constance, la durée. Ce que résume cette fameuse phrase de Heifetz : le plus difficile n’est pas tant d’atteindre le sommet que de s’y maintenir. C’est une lutte permanente, contre soi, contre les éléments.
Au tout début des années soixante, j’ai rencontré Van Cliburn, avec lequel j’avais franchement sympathisé. Il était tout auréolé de gloire : il revenait de Moscou en triomphateur. Il s’était imposé sur le terrain des soviétiques en pleine guerre froide, en s’appropriant « leur » concerto de Tchaikovsky. On se pinçait, en le croisant dans les couloirs, on se pressait pour le voir et l’entendre répéter, on se bousculait pour aller l’acclamer en concert. Vous n’imaginez pas l’aura qu’il dégageait. Reçu à la Maison Blanche, il était le prototype du grand patriote. Un Superman, traversant la Cinquième avenue sous une grêle de confettis. Le vengeur du Spoutnik. En couverture du Times ! Mais Van Cliburn voyait déjà bien au-delà : il me disait, « Tu sais, l’important, ce n’est pas comment tu vis… C’est la manière dont tu meurs ». Il y a un demi-siècle, parvenu en haut d’un pic qui aurait pu donner le vertige, Van Cliburn ne se souciait que de tendre un arc sur le temps long. Il était parfaitement conscient de ce qu’impliquait la gestion d’une carrière et d’une vie d’artiste jusqu’à leur point terminal. Intégrer le mûrissement, le vieillissement même, intégrer les mille facettes, positives, négatives, d’une vie personnelle, y compris le lent déclin des facultés.
On joue comme l’on est – pas autrement. Un artiste, tout artiste, est la somme totale de ses expériences. Si l’on n’a pas vécu, que peut-on bien trouver à dire ? Je joue différemment d’il y a cinquante ans, pour une multitude de raisons. Mais j’ai ingéré tôt un modèle : la philosophie, celle qui m’a été inculquée, impliquait de grandir, d’évoluer en même temps que mon art. D’exprimer ces changements au travers de partitions cent fois retravaillées. La carrière, pour nous, c’était un processus en élaboration permanente, toujours recommencé. C’était une relation au temps, à l’existence, dont Casals, Serkin, Horszowski fournissaient l’exemple.
En comparaison, c’est quoi le modèle, aujourd’hui ? Lang-Lang ? 20 millions de dollars et une paire de baskets par an ? À cause de lui nos élèves nous disent : « Bon sang, je n’ai toujours pas atteint la célébrité mondiale, et j’ai vingt ans. Ma carrière est foutue ! ». Des gamins qui n’ont pas encore l’âge de commander une bière dans la quasi-totalité des états de l’Union.
Vous-même, étiez-vous déjà conscient de tout cela au moment de vous présenter au Concours Busoni, par exemple ?
Ce dont j’étais conscient, moi qui avais entendu toutes les idoles à New York (Horowitz, Rubinstein, Myra Hess, Arrau !), pendant que je me préparais au diplôme, c’est qu’à l’époque personne ne prenait un gamin de vingt ans au sérieux. Un artiste, un interprète véritable, c’était un homme mûr, d’expérience. Nos maîtres, qui n’étaient plus dans leur prime jeunesse, mais se produisaient encore intensément, ne nous disaient pas autre chose : grandis, réfléchis, recherche, patiente, évolue… Ton temps viendra, bientôt, on te considérera. On se méfiait aussi beaucoup de la surexploitation des enfants prodiges. On faisait attention. On ne voulait pas de tragédie (ce qui n’a pas empêché la mort prématurée de Michael Rabin, par exemple). En fait, ce qui nous séparait de nos professeurs, c’étaient des anneaux de croissance. Le circuit était moins ouvert, plus protégé : les « nouveaux marchés » n’avaient pas non plus émergé. La compétition n’était sans doute pas aussi délirante qu’elle l’est devenue.
Mais j’ai patienté, j’ai recherché, j’ai évolué. Et mon tour est venu. J’ai joué à Wigmore Hall, à Carnegie Hall, moi aussi. Je me suis produit avec la Philharmonie de Berlin, celle de Munich, l’Orchestre Symphonique de Vienne, l’Orchestre de l’Académie Sante-Cécile, à Rome… J’ai joué, et je continue de jouer dans le monde entier. En Amérique latine, en Asie, au Japon. J’ai fait mon chemin.
Actuellement, nos jeunes gens avides et impatients ne savent rien ou ne veulent rien savoir, dès qu’ils ont du succès, en vertu d’un raisonnement simpliste. Si le public est au rendez-vous, si j’obtiens des contrats, des cachets, c’est que je suis à ma place : à l’évidence, je sais ce qu’il y a à savoir. L’argent, plus que tout, plus que la recherche de la célébrité, a pourri le circuit. Ce n’était pas la préoccupation majeure, pour nous.
Je ne compte pas le nombre d’étudiants qui sont venus à moi en disant : « Oui, bien sûr, j’adorerais travailler avec vous, je suis sûr que vous pouvez m’apporter quelque chose. Mais voyons-voir, j’ai un concert dans trois semaines, un autre au Texas dans deux mois, et j’ai aussi l’intention de… ». C’est un mauvais calcul : ils devraient d’abord écouter ce que nous avons à leur enseigner, prendre le temps. Deux, trois ans plus tard, je les retrouve. Ils ont été éjectés. Et ils viennent frapper à ma porte pour travailler.
Hélas !, franchement, c’est fini, ce temps-là : la patience, le goût de l’introspection, l’idée du recul nécessaire, bénéfique, de l’investissement qui profite. Perahia a mûri encore, ces dernières années. Sa blessure au pouce ne l’a pas immobilisé ou paralysé : elle l’a poussé en avant. Aujourd’hui, le mot d’ordre qui prévaut, c’est « Tout, tout de suite ». Oui, tout a changé… La vie a changé. Les fondations sur lesquelles on édifie sa maison, son parcours, les conditions économiques, la précarité, les nécessités modernes sont bien différentes… Pour nous, la récompense suprême, ce n’était pas les petites croix sur notre agenda tracées à la petite semaine : pour nous, l’ambition la plus élevée, c’était de mener une vraie vie d’artiste. C’est ce dont Van Cliburn parlait.
Vous ne craignez pas, en tenant ce discours, d’accentuer le gouffre entre les générations ?
Je vous réponds sincèrement, sans souci de provoquer ou d’adopter une « posture ». Quiconque appartient à ma tranche d’âge se sent nécessairement en décalage, de nos jours. Comme perdu dans une boucle du temps, j’imagine. Vous percevez cependant les enjeux avec plus d’acuité. Vous pensez de mieux en mieux au sel de la vie, puisque vous songez de plus en plus à la mort... C’est un fait, elle se rapproche ! Au fond, l’âge n’enseigne qu’une seule chose : l’humilité. Vous vous concentrez sur l’essentiel, vous devenez plus grave, plus profond. J’ai des enfants, de nombreux petits-enfants. J’ai entamé ma carrière il y a quarante ans. Je m’interroge. Quel sillon ai-je creusé ? Qu’ai-je transmis pour de bon ? Que restera-t-il de ce pour quoi j’ai lutté ? Vous vous battez avec plus d’ardeur pour jouer le mieux, le plus fidèlement possible à votre idéal. Chaque élément devient crucial : ce doigté, ce point d’orgue, cette voix cachée dans l’accord…
Tant que vous êtes animé du feu sacré, tant que la joie, l’ardeur, la fougue ne vous quittent pas, dans le travail, il faut se démener. Regardez Arthur Rubinstein, voyez de quel amour inconditionnel de la vie il a brûlé jusqu’au bout.
La vie a de la valeur. Elle est précieuse (voilà aussi une conscience qui change, dans nos sociétés). Mais on ne fait que la traverser, et en fin de compte, le diplôme que l’on acquiert, et qui nous est délivré en bout de course, c’est un certificat de décès ! Tout ce que je nous souhaite, c’est a long time before graduation… D’ici là, arrangeons-nous pour en tirer le plus dignement profit.
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