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Hommage à Odette Gartenlaub (1922-2014)
par Frédéric Gaussin
ommandeur des Arts et Lettres, Premier Grand Prix de Rome dans la classe de Darius Milhaud (1948), Premier Prix de piano dans la classe de Marguerite Long (1936), Odette Gartenlaub s'est éteinte à Paris le 20 septembre 2014, un demi-siècle jour pour jour après son maître Lazare-Lévy. Nous avions eu de la chance de bien la connaître et d'apprendre auprès d'elle les bases de l'harmonie musicale.
En juin 2004, le Conservatoire de Strasbourg, qui lui rendait hommage sous l'autorité de Marie-Claude Ségard, nous avait commandé un long entretien qu'il avait fallu raccourcir à des fins de publication. En hommage à la mémoire de la musicienne, de la grande dame disparue, nous le reproduisons ci-dessous pour la première fois dans son intégralité.
Madame Gartenlaub, dans quel milieu avez-vous grandi, si vous me permettez de poser la question de cette manière ?
Dans le milieu modeste, dirai-je, d’une famille française d’origine étrangère tout à fait typique du début du XXe siècle. Je suis née le 13 mars 1922 à Paris, rue Debelleyme, dans le troisième arrondissement, près du marché des « enfants rouges », ainsi nommé en mémoire des orphelins que l’on couvrait au Moyen Age d’un tablier de couleur pour les distinguer. Mon père était originaire de Campulung (ou Kimpolung, comme on l’écrit en allemand), une ville de Bucovine située aux confins de la Moldavie et de la Bessarabie, dans le nord de la roumanie actuelle. A l'époque, c'était l'Empire austro-hongrois. Dans cette région, dont la capitale était Czernowitz, vivait une importante communauté juive qui fut décimée pendant la guerre – un peu comme en Galicie. Mon père s’appelait Jacques [né le 21 août 1891]. C’était son prénom français, l’équivalent français de Yaakov ou Yankel. Ma mère, elle, était née à Londres sous le nom de Polly Scharapan, Scharapan étant un nom porté par quelques familles juives attachées à une ville du Caucase [localisée près de Poti, sur la côte Est de la Mer Noire, en Géorgie actuelle]. Mais c’est à Paris que mes parents se sont rencontrés et mariés en 1921. Ils étaient francophones, et francophiles tous les deux.
Etes-vous l’aînée de la famille ?
Oui. Mon frères Georges est né le 25 mars 1926, mes sœurs Régine et Dina respectivement les 2 août 1932 et 21 février 1937. Si nous, les enfants, sommes nés français à Paris, mes parents ont été naturalisés peu après la naissance de Georges, en 1927. C’est à cette date que maman a pris l’habitude de se faire appeler Pauline. Je n’ai jamais parlé russe, ni allemand, ni yiddish, ni roumain. Pas même l'anglais correctement... Nous n’avons pas appris d’autre langue que le français. Conformément à la tradition, ou plutôt à l’usage, nous avons toutefois reçus des prénoms hérités d’ancêtres disparus, comme cela se fait dans toutes les familles. Mon père se prénommait ainsi Shmuel, par exemple, et mon frère Georges Elimelech (en l'honneur, il me semble, d'un maître de la communauté). En ce qui me concerne je suis toujours Odette Sarah pour l'état-civil. Mais dans l'enfance, notre pratique religieuse fut équivalente à zéro. C’est ce que l’on appelle une intégration républicaine réussie.
Vos parents étaient-ils musiciens ?
Pas du tout. Mais ma mère adorait chanter, même si elle chantait sans avoir appris la musique. Quand j'avais deux ans et demi, elle m’emmenait à la Gaîté Lyrique, un théâtre situé près des Arts et Métiers où l’on donnait toute sorte d’opérettes. J’assistais paraît-il aux deux heures de spectacle sans broncher puis, une fois rentrée, je chantais à mon tour les airs que j’avais entendus. Je crois bien avoir vu toutes les opérettes en vogue de l’époque : La fille de Mme Angot, Paganini, Les noces de Jeannette, Les cloches de Corneville… Mon père, un bijoutier-horloger, avait son atelier dans notre appartement. Il ne jouait d’aucun instrument, mais un jour – je devais avoir six ans, puisque j’avais commencé l’école – un client qui lui apportait une montre à réparer m’a entendu chanter l’air des clochettes de Lakmé, que j’avais vue la veille à l’Opéra Comique. Ce monsieur était mélomane, et c’est sur son conseil que j’ai commencé la musique : il connaissait un professeur de solfège au Conservatoire. Après quelque temps, et toujours dans l’optique de devenir chanteuse, j’ai commencé par prendre mes premières leçons de piano avec la fille de ce professeur. Comme nous n’avions pas d'instrument à la maison, je répétais en tapant des doigts sur la table de la cuisine ! Puis à l’âge de neuf ans j’ai été admise au Conservatoire de Paris, en classe de solfège, où j’ai obtenu ma première médaille dans l’année. Entre temps, au grand désespoir de ma mère, je m’étais cassé la voix avec les fameuses leçons de Lavignac qui montaient très haut dans l’aigu... Ensuite je suis entrée dans la classe préparatoire de piano de Jeanne Chapart, puis j’ai travaillé avec Marguerite Long (1874-1966), dans la classe de laquelle j’ai obtenu mon Premier Prix à l’unanimité. C’était en 1936 : j’avais quatorze ans.
Quelle œuvre avez-vous exécutée ?
Le 3ème Scherzo de Chopin… Ce sont des choses qu’on n’oublie pas. A l’époque le concours se déroulait en deux temps. Il fallait d’abord passer une épreuve éliminatoire : nous avions trois semaines pour préparer trois œuvres, en l’occurrence les Variations sérieuses de Mendelssohn, un Nocturne de Chopin, une Etude transcendante de Liszt, puis un mois pour le scherzo, si on était autorisé à concourir.
A cette époque, l'un des autres grands professeurs de piano du Conservatoire de Paris était Lazare-Lévy (1882-1964), que tout opposait à Marguerite Long sur le plan artistique. Dans quelles circonstances êtes-vous devenue son élève ?
Il se trouve que l’année même de l’obtention de mon Prix, Lucie Léon, la répétitrice de Marguerite Long qui m’avait suivie depuis mon entrée, est décédée brutalement. C’était une dame jeune, très dévouée, un excellent professeur. Je l’aimais beaucoup. Elle a été emportée par la maladie trois mois à peine après mon concours. Sa disparition, qui fut un choc, me laissait sans guide. Je ne savais pas quoi faire. Un soir, au concert, j’ai rencontré Lazare-Lévy par hasard dans le public. Il m’avait naturellement entendue concourir et s’était intéressé à moi. Il m’a demandé quels étaient mes projets, et je lui ai fait part de la situation. J’étais un peu perdue. Celle qui me connaissait le mieux n'était plus là, hélas!, et Madame Long ne voulait plus me faire travailler ou ne le faisait qu’une fois de temps en temps. Au fond, je ne me suis jamais très bien entendue avec elle. Pas mal entendue, mais… disons que j’avais très peur d’elle. Je tremblais des pieds à la tête quand je me trouvais en sa présence. Parfois le contact ne passe pas. Il n’y avait aucune affinité entre nous. Marguerite Long, comme chacun sait, préférait avoir des garçons pour élèves. Ou alors elle n’aimait que les petites filles dont les parents étaient riches – ce qui n’était pas du tout mon cas. Elle me faisait pourtant payer chèrement ses leçons particulières... De lui-même, Lazare-Lévy s’est alors proposé de me faire travailler et m’a donné des leçons à son domicile. Gratuitement. Il n’a jamais demandé un centime.
Comment décririez-vous son approche du piano, qu’on dit très personnelle ?
La technique de Marguerite Long reposait sur l’articulation. Comme elle le disait elle-même, elle appréciait les « doigts qui tricotent ». Madame Long était une grande pianiste, ce n’est pas la question, encore qu’elle jouait toujours plus ou moins les mêmes œuvres. Elle jouait très bien Fauré (la Ballade, bien sûr). Elle jouait les concertos de Ravel, le troisième de Beethoven et l’Empereur. Au moment où je l’ai connue, elle donnait assez peu de récitals, à l’inverse de Lazare-Lévy que j’ai beaucoup entendu dans la salle de l’ancien Conservatoire. Mais tricoter, cela veut dire articuler. Or Lazare-Lévy, c’était tout à fait le contraire. J’ai été très surprise, la première fois que je l’ai vu jouer de près. D’abord il avait une bonne main, une très grande main, épaisse, mais surtout, il jouait les doigts beaucoup plus à plat, et d'une façon beaucoup moins raide que celle que l’on m’avait inculquée. Il était très détendu, très relâché. En bonne élève que j’étais, j’avais appris à travailler en articulant des doigts et de haut, ce qui est très mauvais pour la qualité de son, vous pensez bien. A mes débuts, j’avais eu un professeur en préparatoire qui me faisait travailler toute la musique en rythmes et par accents déplacés. Cette dame [Jeanne Chapart] me disait toujours : « Le piano, ce sont de petits marteaux ». Quand on m’a appris le piano, c’était cela : il fallait bien relever les doigts, frapper les touches comme avec de petits marteaux, avec la main bien ronde, très en pont.
Avec Lazare-Lévy, la technique du piano n’avait rien à voir. Lazare-Lévy avait les doigts solides, mais il enseignait une technique de bras qui impliquait l’utilisation du corps entier tout en exigeant une souplesse totale. L’empreinte de sa main sur les touches (le pouce non pas en opposition mais droit, et volontiers tourné vers l’intérieur, sans exagérer, plutôt que recroquevillé) nous offrait une assise beaucoup plus importante, qui donnait une grande assurance. Je le répète : il jouait avec ses bras, de l'épaule, avec le poids. On avait l’impression qu’il entrait dans le clavier [...] Il m’a beaucoup apporté de ce côté-là, il m’a été très bénéfique de travailler avec lui. Il parlait de musique aussi – on en parlait enfin ! Quand je pense que Mlle Chapart m’avait interdit d’aller au concert. Elle disait que ça pouvait me « donner des idées ». Mes parents n’étant pas musiciens, ils s’en tenaient à cet avis, forcément, or nous n’avions ni poste de radio, ni tourne-disque. J’ai été ainsi privée par mon propre professeur de tout un apprentissage, de toute une expérience profitable, et dès mes premières années. Avec le recul, je trouve cette attitude abominable, de la part d’un enseignant. A la classe, de son côté, Marguerite Long nous parlait plus volontiers de ses toilettes et de ses concerts. Elle arrivait toujours accompagnée de trois ou quatre personnes qui venaient faire salon, sans parler des mamans d’élèves. Nous jouions devant sa société pendant qu’elle conversait, et quand une élève ne lui convenait pas elle attrapait la partition et la lançait à l’autre bout de la salle en disant : « Vous feriez mieux d’aller repriser des chaussettes, ma petite ! ». C’était cela Marguerite Long, comme personnage. J’étais terrifiée en entrant chez elle. Lazare-Lévy était tout de même plus avenant, ce qui ne l’empêchait pas d’être direct et très franc. J’ai travaillé sous sa direction jusqu’à la guerre. Il s’attachait énormément à la qualité du toucher, au sens des morceaux joués. Il m’a montré l’art du doigté. Je lui dois sur tous les plans. Par la suite, je devais également travailler avec Yves Nat (1890-1956), pratiquement tout Schumann. Nat avait des doigts si épais qu’il avait du mal à les faire glisser entre les touches, mais le velouté de sa sonorité était extraordinaire.
Quelques mois après l’obtention de votre Premier Prix, vous êtiez lauréate, à quinze ans, du premier Concours International Gabriel Fauré dont le prix consistait en l’enregistrement d’un disque pour Pathé. La même année, vous faisiez vos débuts de soliste à la Société des Concerts du Conservatoire dans la redoutable Wanderer Fantaisie de Schubert, orchestrée par Liszt, sous la direction de Gustave Cloëz (autre élève de Lazare-Lévy). Vous auriez pu choisir de ne vous consacrer qu’à la carrière de concertiste. Comment en êtes-vous venue à la composition ?
A vrai dire, j’ai écrit mes premières œuvres vers neuf ou dix ans, en me fiant beaucoup à l’instinct. Leur style rappelait un peu Chopin. C’était très romantique, et strictement tonal. Après mon Prix, Madame Long se proposait de me « faire jouer » (c’est elle qui m’avait fait travailler la Fantaisie de Schubert), de me produire. C'était son expression. Elle était très introduite dans le monde, et sa voix comptait. Mais moi, je souhaitais m’initier à l’harmonie, à l’écriture – ce qui lui a déplu. Je voulais poursuivre mes études pour parfaire ma formation musicale. Je me suis donc inscrite dans la classe d’histoire de la musique de Maurice Emmanuel, auquel succéda très vite Louis Laloy [1936], un ami intime de Debussy (j’entrais dans le « cercle » !), et dans la classe d’harmonie d’André Bloch chez qui j’ai remporté un Second Prix. Puis la guerre a éclaté. Bloch, un Premier Grand de Rome, a été renvoyé pendant l'hiver 40 en raison des lois antisémites promulguées par l’Etat Français. Je ne sais plus s'il y eut un vide assez long, mais Olivier Messiaen, qui venait d’obtenir sa libération comme prisonnier de guerre, fut nommé à sa place, si bien que j’ai étudié quelques mois avec lui jusqu’à ce que je sois renvoyée à mon tour de l’école, en octobre 1942, en raison des mêmes lois de Vichy.
Accepteriez-vous d’en dire un mot ?
Que voulez-vous, j’ai été renvoyée, nous avons tous été renvoyés en même temps, mes camarades et moi. Le Conservatoire de Paris est le seul établissement d’enseignement supérieur de France qui a renvoyé la totalité de ses élèves et professeurs juifs pendant la guerre. Tout de même, ce n’est pas rien… C’est grâce à M. [Jean] Gribenski que je me suis replongée dans ce qui m’était arrivé [pour l’organisation du colloque La vie musicale sous Vichy organisé en 1999 par le CNRS]. A la Libération j’avais tourné la page, en retournant au Conservatoire, en séjournant à la Villa Médicis après l’obtention de mon Prix de Rome. Je n’avais jamais parlé de l’Occupation, même à des amis proches.
Comment les événements se sont-ils passés ?
C'était après l’entrée des Allemands dans Paris, après la publication du premier statut. On nous a demandé, à nous élèves, de remplir un papier pour savoir qui était juif, de « race juive », et qui ne l’était pas. Un formulaire. Vos parents étaient-ils juifs, vos grands-parents… – ces questions-là. Je l’ai rempli comme mes camarades. Et puis un jour, un peu plus tard, Delvincourt [Claude Delvincourt, directeur du Conservatoire, successeur d'Henri Rabaud] m’a envoyé une lettre, cette fameuse lettre, courtoise mais froide, par laquelle il me signifiait mon exclusion définitive de l'école parce que j'étais juive. Je l’ai ici, avec moi. Ma sœur l’a fait imprimer dans un livre consacré aux enfants cachés, Paroles d’étoiles (2002). C’est une lettre à en-tête du Ministère de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts. Vous la lire ? Tenez, la voilà : « Paris, 25 septembre 1942, Le Directeur du Conservatoire National de Musique et d’Art dramatique à Mademoiselle Gartenlaub ». Vous voyez, regardez, il n’y a pas mon prénom. Et le nom, Gartenlaub, est écrit à la plume comme les « deux l, e » de Mademoiselle. C’est une sorte de patron tout fait, qui a dû être reproduit en nombre. Il n’y avait qu’à le compléter : même lettre-type pour tout le monde. « Mademoiselle Gartenlaub. J’ai l’honneur de porter à votre connaissance que par lettre en date du 21 septembre 1942, M. le Ministre de l’Education Nationale m’informe que désormais il convient de ne maintenir ou de n’admettre au Conservatoire aucun élève juif. En application de ces instructions, je suis dans l’obligation de vous considérer comme rayé (rayé : l'adjectif est au masculin, comme je vous disais, vous voyez ? Personne ne l'a accordé) rayé des contrôles à partir du 1er octobre prochain. Avec mes vifs regrets, je vous prie de croire, Mademoiselle, à l’expression de mes sentiments distingués. Le directeur du Conservatoire Claude Delvincourt ». Puis vient la signature, reconnaissable entre toutes.
Comment avez-vous réagi ?
Ce que je dis toujours, c’est que j’ai très bien compris qu’il m’envoie cette lettre. C'est ce que j’ai dit au colloque. J’ai très bien compris que Delvincourt m’envoie cette lettre, il ne faisait sans doute qu’appliquer des ordres, comme on dit toujours. D'ailleurs, il se retranche bien derrière la lettre qui émane du Ministre [Abel Bonnard]. Delvincourt ne pouvait peut-être pas faire autrement. Il n'était pas l'auteur de la décision d'exclusion, c'est un fait. Il s'est trouvé confronté à son application. Pourquoi n'a-t-il pas reçu les élèves concernés ? Que fallait-il comprendre ? Refus de s'associer, volonté de marquer un désaccord, acte manqué, ou indifférence ? Car ce n'est pas Delvincourt, ce sont des petites mains qui ont tracé « Mlle Gartenlaub » à la plume. Seulement voyez-vous, j’ai toujours attendu que le directeur Delvincourt me convoque dans son bureau personnellement. J’ai toujours attendu qu’il me reçoive pour me dire en face quelque chose comme : « Je regrette Mademoiselle, mais je n’y peux rien ». C’est ce dont j’avais besoin, à l’époque. C’est ce qui m’aurait réconfortée, moi comme les autres qui se trouvaient dans mon cas. J’avais vingt ans, j’étais élève, j’étais une brillante élève, j’avais obtenu mon Premier Prix de piano à quatorze ans à l’unanimité, j’avais été lauréate du Premier Concours Fauré, j’avais eu l'honneur de jouer la même année avec l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire, je suivais les classes d’harmonie, de contrepoint et fugue, d’histoire de la musique… Je n’étais pas une inconnue, je ne venais pas d’entrer dans la maison ! Voilà, Mademoiselle, vous êtes rayée de la liste des élèves, parce que Juive, à partir d’octobre 1942… Regrets. Depuis que je me suis replongée dans cette histoire, je n'ai cessé de me demander si Delvincourt aurait pu effectivement sans risquer quoi que ce soit ajouter lui-même en bas de page : « Je le déplore profondément », ou « Croyez-en vous, continuez à faire de la musique ». Mais il n’y eut rien de tout cela, aucune marque de sympathie. Pas de convocation dans son bureau, pas de mot personnel ni de coup de téléphone. Un pur acte administratif. Delvincourt n’a manifesté aucune compassion, aucune humanité à notre égard.
On me dit aujourd’hui, très violemment (on m’a beaucoup attaquée depuis sur ce point) : « Mais enfin, comment osez-vous ! Comment osez-vous vous en prendre à Delvincourt, qui est un héros, et qui a empêché les jeunes musiciens de partir au STO en créant l’orchestre des Cadets du Conservatoire ? C’est une honte ! C’est monstrueux de dire une chose pareille sur Delvincourt ». L’Orchestre des cadets a existé, oui, c’est vrai. Je l'ai vu fonctionner. Et je ne nie pas du tout ce qu’a pu faire Delvincourt par ailleurs. Il n’empêche qu'il n’a manifesté aucune réaction à mon égard, ni à l’égard des autres élèves juifs renvoyés comme moi. On m’a demandé pendant le colloque, sur un ton agressif : « Et puis d’abord, que savez-vous de la façon dont ça s’est réellement passé, comment pouvez-vous être si affirmative ? » … Comment ? Mais enfin, j’étais là, à l’époque. J'ai bien vu comment cela s’était passé. J’ai vécu ces événements, j'ai vu les comportements des uns et des autres, et je suis là encore aujourd’hui, je suis en vie pour en témoigner. Je peux encore raconter ce que j’ai vu et entendu, je peux le raconter de bonne foi, mais dans vingt ans ? Qui sera là pour parler dans vingt ans ? Nous aurons tous disparu. Par exemple, on sait tous quelle a été l'attitude d'Alfred Cortot pendant la guerre. Au moins, une partie de ma génération le sait – parce qu’on a déjà écrit beaucoup de choses destinées à minimiser ses actes et son engagement. Mais dans vingt ans ? Qui témoignera dans vingt ans ?
Figurez-vous que l’une des personnalités du Conservatoire, vous ne l'avez pas connue (je ne veux pas citer son nom) me courait après dans les couloirs, prise par la peur : « Vous savez, que vous n’avez plus le droit de mettre les pieds ici après le 1er octobre, vous êtes au courant ?! ». « Oui, je sais », lui répondais-je, « mais je viendrai jusqu’au 30 septembre ». Comme j'y avais droit. Je n’étais pas, non, dans la tête de Delvincourt. Je ne sais pas s’il a laissé des documents, des écrits sur ce point. C’est aux historiens de trouver s'ils existent. Mais je parle de comportements humains et ce que je sais, et que je suis en mesure d'affirmer comme mes derniers camarades, c’est que Delvincourt n’a pas pris la peine de venir nous parler ou de s’adresser à nous. J'insiste. Même à la sauvette dans un couloir, ou à voix basse. Nous n’avons eu droit à aucune marque de considération. Or c’est très difficile à vivre, quand vous êtes un élève dans une institution, et que vous vous sentez bannie dans votre pays, occupé par l'ennemi.
L’ordonnance obligeant les Juifs au port de l’étoile jaune était entrée en vigueur en juin 1942. La portiez-vous au Conservatoire ?
Dans la rue, à l’école – partout. Sinon c’était l’amende, l’arrestation. J’ai été malmenée une fois par des français, des miliciens, parce qu’elle était mal cousue… C'était sur un trajet. A l’époque, je m’étais rapprochée d’une association particulièrement ambiguë qui s’appelait l’UGIF. J’y avais été acceptée pour y travailler comme assistante sociale. C’est une association qui avait été instituée par Vichy [par la loi n° 5047 du 29 novembre 1941]. L’UGIF prétendait assurer la représentation des juifs auprès des pouvoirs publics, et soi-disant, justement, en matière de questions sociales et d’assistance. C’est une vieille tactique politique. Les Nazis ont fait la même chose dans les camps ou dans les ghettos, en se servant des juifs comme de gardes-chiourme.
A ceci près que l’UGIF n’a pas été employée dans le cadre de la déportation, quoique le contrôle en ait directement assuré par le Commissariat Général aux Questions Juives de Xavier Vallat
Non, c’est vrai, et d’ailleurs plus tard, quand toute vie est devenue pour nous impossible, l’UGIF a été liée à la résistance juive. Mais elle instaurait quand même une participation, une collaboration des juifs eux-mêmes au système de Vichy, surtout qu’elle nous recensait complètement. Tout juif de France était censé relever « automatiquement » de l’UGIF. Dans le même temps, toutes les associations communautaires étaient dissoutes, leurs biens étaient saisis et transférés à l’UGIF. C’était particulièrement retors… C’était un instrument politique particulièrement diabolique de confiscation, une fiction, une sorte de paravent. On distinguait aussi les étrangers, les immigrés des juifs français, des dénaturalisés de fraîche date. Enfin, c’était épouvantable, mais sur le moment je ne le voyais pas comme cela. J’ai pensé que ça pouvait m’être utile, être utile à ma famille en cas d’arrestation. Je pensais que j’aurais pu être informée de certaines choses, d’actions. Je ne sais pas. J’avais 20 ans. C’était un peu ridicule… Au bout de quelque temps, les gens de l’UGIF ont de toute façon été arrêtés eux aussi, et déportés. Mais on a pu faire de bonnes choses, en passant au travers. J’avais encore le courage de travailler mon piano, quand j’y pense, et je me rendais pour l’UGIF dans le quartier du Temple. J’allais voir des enfants dont les parents avaient été arrêtés, ou des personnes âgées qui étaient restées seules. On les aidait, on leur donnait un peu d’argent. Il y a des enfants qu’on emmenait en Province pour les cacher, on a pu en placer d’autres rue Lamarck, rue Guy-Patin… Certains ont été arrêtés. Tout cela m’est revenu en mémoire à l’occasion du colloque. Je n'en avais jamais parlé.
Personne ne s’est soucié de vous, pendant la guerre, au Conservatoire ?
Personne. Personne. Ah !, ça non, je n’ai vu personne. Je suis restée en contact, par lettre, avec Lazare-Lévy – je vous les ai lues, ses lettres – mais lui se cachait aussi. Il n’était plus au Conservatoire. Il a été renvoyé au moment où l’on a interdit les fonctionnaires juifs. Quand je suis revenue, après la Libération, j’ai revu des amis, qui m’ont assuré gentiment : « Ah, mais oui, tu sais, on a bien pensé à toi… ». Oh, mais oui, sûrement… Ça s’est arrêté là. Si, il y a une chose : je dois dire que j’ai pris des leçons de contrepoint et fugue avec Noël Gallon, sous l’Occupation. Je n’ai pas réalisé qu’il me faisait venir chez lui à ses propres risques et périls. Si on m’avait suivie ? Il a sans doute pris des risques. Mais sur le moment je crois qu’on ne se rendait pas tellement compte non plus de la gravité du danger. Dans ma famille, on ne pensait pas. On ne croyait pas que ça pouvait arriver. Mes parents étaient venus en France pour y fonder une famille. Ils s’y étaient installés. C’était la République. Par exemple, on avait préparé la valise de mon père, en se disant : on y mettra du sucre, du chocolat, une couverture… Quelle blague ! On ne s’imaginait pas. Personne ne pouvait croire ce qui se passait, ce qui nous attendait vraiment. En France ? Non, c'était impensable. En plus, nous, nous ressentions un faux sentiment de sécurité, car mes parents avaient reçu leur nationalité suffisamment longtemps en amont pour rester dans les limites de dates fixées par Vichy quand Vichy a dénaturalisé en masse, à tour de bras. Mes parents sont donc restés des Français. Un sentiment trompeur.
Qui ne vous plaçait pas à l’abri pour autant, ni ne vous empêchait de craindre pour votre existence
A ce moment-là, tout nous était interdit. Les bancs publics, les squares, les théâtres, les concerts, tout. Mon père avait dû déclarer son atelier comme une « maison juive ». Sa boutique a été aryanisée, mais surtout, notre appartement avait été confisqué. Nous avions dû déménager. Ce n’était pas simple de se procurer à manger. Heureusement, nous avions des amis : les Cheverry. Georgette Cheverry m’avait donné des leçons de musique quand j’étais petite. Son mari, Max, était pédiatre, je crois. En tous les cas, il était médecin à l’hôpital. Arrêté en 1940, il était détenu quelque part comme prisonnier de guerre. Nous avons remis nos bijoux à Georgette, tout ce que nous avions de valeur. Nous nous sommes cachés pendant la rafle du Vel’ d’Hiv’. Mais les conditions se sont encore durcies ensuite. En 1943, j’ai appris par des connaissances de l’UGIF qui étaient en rapport avec des agents de liaison qu’une nouvelle rafle allait avoir lieu. J’ai emmené une nuit mes sœurs Régine et Dina chez Georgette, dans l’appartement de fonction qui avait été celui de son mari à l'hôpital. Elle a pu ensuite les cacher près des Aubrais, dans sa maison de campagne à côté d’Orléans, puis en Bourgogne, en les munissant de faux papiers. Elle les a sauvés. Elle a été reconnue Juste parmi les Nations. C'était une catholique fervente, une vraie chrétienne. Mon frère, lui, est allé dans le sud se joindre tout jeune à la Résistance. Je ne l’ai revu qu’après la guerre.
Et vous ? Vos parents ?
On pouvait être arrêté à tout moment, sur dénonciation, mais là aussi nous avons eu de la chance, appelons-cela ainsi. C'était un jour, ma mère discutait avec la concierge de notre immeuble, dans sa loge, et papa n’était pas là. Elles étaient là debout, ma mère avait le dos tourné à la porte, et la concierge se tenait juste en face d’elle, donc face à l’entrée. Deux inspecteurs de police, français, ont frappé au carreau, ouvert d’un coup et ont demandé à la concierge s’il y avait des juifs dans les étages. Ma mère les sentait juste dans son dos. La concierge a pointé la tête vers eux, elle était spontanément prête à répondre : « Mais oui ! », sans même le faire exprès, mais ma mère, en silence, sans bouger, lui a alors fait signe de dire non, comme ça, avec la bouche et les yeux, toujours avec les hommes dans son dos. Et la concierge a dit non… Et ils sont partis. Vous voyez à quoi ça tient, des vies humaines. Ce sont des genres de miracles.
Comment s’est passé votre retour au Conservatoire, après la guerre ?
Mes camarades et moi avons été jetés en cellule…
Je vous demande pardon ?
Nous avons perturbé un concert d’Adolphe Boschot, je crois que c’était salle Pleyel. Pas tellement parce qu’il était mauvais pianiste, mais parce qu’il avait fait des discours scandaleux, parce qu’il avait été un partisan notoire et très zélé de la collaboration. Enfin, comme beaucoup d’autres qui sont passés au travers… Je pense à [Emile] Vuillermoz, un fameux critique, qui avait eu l’air d’apprécier mon jeu avant-guerre. Ensuite, de sa part, ce ne fut que mépris, dans l’attitude, la parole, les regards. Ce qui était encore plutôt sympathique. Je vous assure qu’en 1943 il m’aurait déportée lui-même, s’il l’avait pu. Boschot était secrétaire perpétuel de l’Institut où il avait succédé à Widor [1937]. Gérard Calvi, le père du journaliste (c’était un Krettly de naissance, vous savez), Pierre Petit et moi nous sommes ainsi armés d’une guimbarde, d’une crécelle. Et nous avons copieusement hué Boschot, et la police nous a évacués. Nos parents ont dû venir nous chercher au poste après une nuit entière… Quand Boschot est mort, dix ans plus tard, on a apposé une plaque commémorative sur la façade de l’immeuble où avait vécu le grand homme, juste derrière le Conservatoire, ce qui nous a passablement révoltés.
Rue d’Edimbourg, oui. Elle a été enlevée tout récemment… Avez-vous pu réintégrer l’école et reprendre vos études à la Libération ?
Je suis entrée dans la classe de Noël Gallon, qui m’avait donné des cours particuliers. J’y ai obtenu un Premier Prix de contrepoint et fugue. Henri Büsser m’a admise dans sa classe de composition, mais assez vite, j’ai travaillé sous la direction de son successeur, Darius Milhaud. C’est dans la classe de Milhaud que j’ai remporté le Premier Grand Prix de Rome en 1948.
On ne peut pas dire qu’il y ait eu beaucoup de points communs ni d’atomes crochus, entre ces deux hommes
Aucun. Sauf qu’ils étaient compositeurs, c’est tout ce qu’on peut dire. Büsser nous faisait faire du faux Ravel, du faux Debussy. Remarquez, Messiaen aussi faisait travailler à la manière de… Mais il se mettait au piano, il commentait, corrigeait nos travaux. Büsser était un homme du XIXe siècle. J’avais appris l’harmonie dans le traité de Dubois [Théodore Dubois (1867-1924), directeur du Conservatoire de Paris entre 1896 et 1905]. On ne peut pas dire que j’étais en avance, à l’époque. Je ne connaissais rien à Bartók, par exemple. Milhaud, lui, nous faisait écouter beaucoup de musique. C’était une grande nouveauté. Quand j’y pense aujourd’hui, je me demande comment on pouvait suivre des études musicales sans entendre de musique, ou si peu… De ce point de vue, avec le disque, les générations comme la vôtre sont privilégiées. Bartók était venu à Paris avant la guerre, mais il n’a jamais été invité au Conservatoire pour les concours de composition. Le jury était formé de membres de l’Institut. A mon retour de Rome, j’ai fait la connaissance de mon futur mari, Bernard Haultier. Bernard était clarinettiste, il composait. Ses horizons étaient très éloignés de ceux du Conservatoire. C’est lui qui m’a fait découvrir le Domaine musical. En fait, je n’ai pas même connu Boulez au moment de mes études, parce qu’il était dans la classe concurrente de Simone Plé-Caussade en contrepoint et fugue !
Avez-vous revu Marguerite Long ?
Henri Büsser est venu l’informer. « Vous savez, la petite Gartenlaub, elle a eu son Prix de Rome ». « Ah bon ? Je croyais qu’elle était morte en déportation… » [Mme Gartenlaub me fixe en silence, pendant un long moment]. C’est tout.
Et puis… Tout ça s’est passé. J’ai voulu tourner la page. J’ai revu Lazare-Lévy. Il avait été renvoyé lui aussi du Conservatoire. On lui avait donné une autre classe. Son fils était mort à Auschwitz, comme une partie de sa famille. Nous avions gardé de très bons contacts. Il m’avait écrit pendant la guerre, au gré de ses déménagements. Il m’avait encouragée à persévérer. Il s’était terriblement inquiété après les rafles de Paris. Il avait connu la clandestinité et s'était caché, à son âge. Pourtant ce n’était pas facile de se parler. Je ne pouvais pas non plus redevenir une élève, ou son élève de piano. Je le voulais, d’une certaine manière.
On est sortis secoués de la guerre. Mais moi, je ne me sentais pas encore sûre, ou prête. J’étais encore au Conservatoire en 1942. Je voulais savoir ce qu’il en était vraiment de mon niveau pianistique, si je pouvais faire carrière. Madame Long était partie à la retraite, mais j’ai pensé que je pouvais me tourner vers elle, pour obtenir des concerts. Elle a accepté : « Oh oui, vous étiez bien douée. Venez me voir ». J’allais la voir, et elle me disait : « Ah non, je ne peux pas vous faire travailler, ni la semaine prochaine mais revenez-moi la semaine suivante ». Et ainsi suite, pendant un moment. Jusqu’à ce que je lui demande : « Mais enfin, cela vous ennuie, de me refaire travailler ? ». « Mais non ma petite, mais surtout ne vous lassez pas (c’est ce qu’elle a dit), ne vous lassez pas de téléphoner, vous savez que je suis très occupée ». J’aime mieux vous dire que Marguerite Long, je ne l’ai jamais revue…
Et Messiaen ?
J’ai conservé une de ses lettres. Après la guerre, je n’ai pas souhaité reprendre l’harmonie, j’ai choisi la composition, j’ai fait du contrepoint. Mais j’avais eu quand même un Deuxième Prix et Messiaen m’a écrit un mot dès la rentrée qui suivit la Libération. Lisez voir…
« Septembre 1944. Chère Mademoiselle, Les cours du Conservatoire reprennent normalement. Il vous est maintenant possible de suivre la classe, et je serai heureux de vous y revoir. Voulez-vous me téléphonez ? Avec mes salutations, Olivier Messiaen ».
Je crois que ça se passe de commentaires. Il vous est maintenant possible. Même involontaire, c’est une horreur. Je l’ai très mal ressenti. J’ai abandonné... Yvonne [Yvonne Loriod], pourtant, était une très bonne camarade.
Quel souvenir gardez-vous de Darius Milhaud ?
Celui d’un homme excessivement gentil. Il m'a été d'un grand secours. Quand je l’ai rencontré, il rentrait d’exil, des Etats-Unis. Darius Milhaud donnait ses leçons chez lui, boulevard de Clichy. Je me rappelle encore, quand nous sommes entrés pour la première fois, Georges Delerue, Roger Albin et moi… Milhaud se tenait devant nous, le dos à la fenêtre. Sa femme était à ses côtés. Le soleil, derrière lui, nous éblouissait – on le distinguait mal, et lui nous voyait très bien. Il nous fit forte impression. D’abord c’était un grand compositeur. Nous rendions visite à un grand compositeur. Et physiquement, aussi. Il avait beaucoup de présence. Mais comme professeur, il n’imposait jamais ses vues. Certains écrivaient de la musique « légère », tonale, d’autres composaient dodécaphonique, Georges savait qu'il écrirait pour le cinéma. Milhaud nous laissait faire, nous donnant toujours de bons conseils. Il n’aimait pas les mesures qui se répétaient, par exemple. On lui apportait nos travaux chaque semaine. Sa facilité d’écriture était surprenante. On venait à la classe le lundi, et le jeudi il avait écrit un ballet qu’il nous demandait de déchiffrer au piano ! Il pouvait composer la fenêtre ouverte. Le bruit ou la fête sur le boulevard ne le dérangeaient pas du tout… Je me souviens aussi qu’il nous avait demandé d’écrire un mouvement de sonate pour piano en prenant comme modèle le premier de la Sonate en fa majeur de Mozart, qui est formé d’éléments divers, aux nombreux thèmes très chantants. Ça m’avait frappée. C’est comme cela qu’on apprend son métier, en analysant l’œuvre des Maîtres. Il nous demandait aussi, comme André Gedalge l'avait fait, d'écrire des mélodies de huit à dix mesures qui soient capables de se tenir toutes seules, si j'ose dire, sans accompagnement, et surtout sans qu'on y répète les mêmes notes. C'est très difficile ! Milhaud m’a fait une très belle lettre de recommandation pour me permettre d’aller étudier en Californie, au cas où je ne remporterais pas le Prix de Rome – mais je l’ai obtenu, je dois le dire, à sa très grande joie, qui m'a beaucoup touchée.
[Nous citerons intégralement ici le texte de cette lettre : ]
« 1er mai 1948. Je soussigné, Darius Milhaud, professeur au Conservatoire National de Musique de Paris et professeur à Mills College, Californie, déclare que Mademoiselle Odette Gartenlaub a travaillé un an avec moi au Conservatoire de Paris. C’est une musicienne extraordinaire. Compositeur de talent, sensible, possédant un métier technique remarquable, pianiste de premier ordre, elle est capable de déchiffrer n’importe quelle partition. La liste des prix qu’elle a obtenus pourra en plus ajouter confirmation de cette recommandation que je suis très heureux de lui donner ».
Me direz-vous un mot de l’œuvre, la cantate « Genovefa », qui vous a valu le Premier Grand Prix de Rome ?
Genovefa raconte la légende de Ste Geneviève, protectrice de Paris. Nous avions eu six semaines pour écrire, enfermés au château de Fontainebleau. L’on y voit d’abord Geneviève prier, car Paris menace d’être occupée par les Huns qui sont campés aux portes de la ville. Dans la deuxième scène, Geneviève rend visite à leur chef, Attila, pour le conjurer d’épargner la capitale. Celui-ci chante une chanson qui m’avait été inspirée par celle de Varlaam, dans Boris Godounov. Enfin, dans la troisième scène, la ville est libérée sous le fracas des cloches. Tout cela me rappelait une époque proche. J’ai eu le Prix sous l’identité d’Odette « Garty ». On m’avait conseillé de renoncer à me présenter sous mon nom véritable. Voyez-vous, Garten-lâ-aub, cela sonnait « trop allemand », estimait-on au Conservatoire…
Quelle impression la villa Medicis vous a-t-elle faite ?
Oh, une impression extraordinaire ! J’ai passé trois ans et quatre mois à Rome. La lumière, les jardins, c’était un enchantement. Une atmosphère extraordinaire. L’histoire, l’architecture, la sculpture. L'art omniprésent. Et puis la douceur de vivre, la végétation, les couleurs, le climat. Ce fut un moment inoubliable. Le travail, le partage avec tous les autres pensionnaires, les projets artistiques. Nous avons aussi profité du séjour pour découvrir l’Italie, la Grèce, l’Egypte, comme les anciens, comme nos prédécesseurs. Ce sont des conditions exceptionnelles. Que de beauté, que de sensations… Comme vous le savez, c’est Jacques Ibert qui dirigeait alors la Villa Medicis. C’était un homme très agréable. Un grand Maître. Un homme courageux. Sa fille était harpiste. Son fils, poète, a signé le texte de deux chœurs de ma composition. J’ai fait là-bas la connaissance du compositeur Goffredo Petrassi [1904-2003], qui me donnait bien volontiers son avis sur mes œuvres en cours.
Dans les années cinquante, pour l’ORTF, vous avez enregistré toute l’œuvre de piano de Claude Debussy sous la supervision d'Inghelbrecht (1880-1965). Comment avez-vous rencontré le grand chef d’orchestre, que vous avez bien connu ?
C’est à la chanteuse Flore Wend, que j’ai accompagnée dans Debussy (ce qui nous a valu le Grand Prix du Disque en 1954) que je dois d’avoir fait cette rencontre. Il nous a reçues chez lui à Montmartre. Il évoque cette rencontre dans un de ses livres. « Inghel » (c’est ainsi que nous l’appelions) m’a fait jouer avec l’Orchestre National, d’abord un concerto de Bach, puis la Symphonie sur un thème montagnard de Vincent d’Indy, le Concerto Schumann, le 2ème de Liszt, la Ballade de Fauré… Il m’a fait l’honneur de créer mon propre Concerto de piano, et m’a aussi invitée à participer à un cycle d’émissions radiophoniques intitulé « Entretiens autour d’un piano ». Ensemble, nous avons exploré toute l’œuvre pour piano de Debussy, ce qui inclut les sonates pour violon et violoncelle, et même Pelléas, avec Jacques Jansen. Inghel était un chef difficile de caractère mais un merveilleux conteur. Et Debussy était son Dieu. Il « respirait Debussy ». Nous discutions à bâtons rompus, on répétait chez lui ou chez moi, il nous nourrissait tant d’anecdotes que j’avais l’impression de vivre avec le compositeur. C’est un souvenir inoubliable.
L’intimité qu’Inghelbrecht partageait avec celui-ci vous apparaît-elle aujourd’hui encore comme un gage de fidélité en matière d’interprétation – ou doit-on considérer qu’elle relève seulement, au contraire, de « l’anecdote biographique » ?
Inghelbrecht tenait ses indications de Debussy lui-même. Je possède encore les partitions annotées dont il se servait, comme celle de La Mer : y figurent les retouches textuelles et orchestrales que Debussy avait effectuées lui-même après la première audition, ses nuances, ses coups d’archet etc. Inghelbrecht savait exactement ce qu’il voulait en matière de timbre. Et ce côté, je n’ose pas dire flou, ni impressionniste, mais ce caractère liquide, fluide de ses exécutions ! Il avait aussi beaucoup entendu Debussy au clavier, et m’en a toujours décrit très précisément le jeu. La tradition, ce n'est pas un vain mot. Les compositeurs de l'époque de Debussy étaient aussi pour une partie persuadés que leurs volontés survivraient par le biais des interprètes, car l'écriture, je le sais bien, ne peut pas tout véhiculer. Même la précision ravélienne n'y parvient pas.
Au cours de votre carrière, vous vous êtes beaucoup consacrée à la pédagogie, notamment en contribuant à mettre en place, aux côtés de Marc Bleuse, inspecteur à la Direction de la musique, une réforme nationale de l’enseignement du solfège. En quoi consistait-elle ?
A mon retour de Rome, j’ai d’abord été l’assistante de la pianiste Jeanne-Marie Darré au Conservatoire de Paris. J’ai ensuite été nommée professeur de solfège, en 1959, puis professeur de déchiffrage pour les pianistes en 1968, et c’est là que j’ai commencé à me poser des questions sur la pédagogie du solfège, parce que je voyais arriver dans ma classe des élèves titulaires d’une première médaille, lisant des rythmes très complexes, mais incapables de jouer un triolet de croches en mesure au piano. En fait, le solfège qu’on enseignait n’avait presque rien à voir avec l’instrument. Les élèves se trouvaient dans une situation embarrassante. Leur manque de facilités pour le déchiffrage, à terme, leur interdisait tout progrès. J’ai donc créé pour eux des exercices adéquats, pour la connaissance du clavier, et pour une plus grande dissociation rythmique au piano.
Un solfège adapté à la pratique musicale, en somme
Exactement. Le solfège tel qu’on l’enseignait m’a toujours frappée par son manque de musicalité. On me disait : « on apprend le solfège d’abord ; on fait la musique après ». Je considère, au contraire, qu’il faut étudier le solfège avec la musique, dans la musique. J’ai rencontré beaucoup d’élèves, des jeunes comme des moins jeunes, qui ont souffert de telles conceptions. Aux enfants qui voulaient apprendre à jouer d’un instrument, on demandait d’abord de patienter deux ans pour qu’on leur inculque des bases de solfège. On le pratique malheureusement encore aujourd’hui, faute de professeurs. Les dictées musicales étaient faites au piano (pas de reconnaissance des instruments) et divisées par tronçons de deux mesures ! Au fil des années, le solfège était devenu un enseignement d’une haute technicité mais très cloisonné. Selon moi, il faudrait presque apprendre l’instrument avec le solfège. C’est cet indispensable lien entre les disciplines que nous avons voulu rétablir avec l’introduction de la « formation musicale » : faire de la technique avec la musique, dans la musique. Plutôt que de « réforme », je préférerai donc parler d’un retour aux sources. On m’a reproché de vouloir changer les choses, sous prétexte que j’avais emprunté les mêmes voies que mes élèves sans que cela m’ait empêché de « réussir ». Certes… A dix ans, je chantais les leçons de Lavignac dans toutes les clés. A l’époque, nous avions dix leçons de théorie à apprendre par cœur chaque semaine (d’ailleurs, si je pouvais les réciter sans faute, je n’en comprenais pas le sens). Mais comme je l’ai toujours dit, j’aurais préféré me souvenir, à l’issue de mon cursus, d’un lied de Schumann plutôt que des leçons à chanter de Panseron – premier apprentissage dont je garde encore à ce jour le texte en mémoire. Faire ses débuts musicaux dans Bach ou Mozart procure infiniment plus de joies. Sans pratiquer un cours spécifique « d’histoire de la musique », il faut parler aux élèves du compositeur au cours de l’étude d’un texte. Il y a tellement de choses à apprendre avec la musique ! Le bénéfice pour l’élève, c’est aussi qu’il voit immédiatement l’utilité de son apprentissage solfégique. Sinon, c’est comme s’il apprenait une langue sans la manier.
Comment évaluez-vous le succès de cette « réforme », avec le recul ?
Elle reste encore très critiquée. Je pense malheureusement que certains professeurs ne l’ont pas toujours bien comprise. Cette réforme les responsabilise. Elle leur demande aussi beaucoup plus de travail. C’est à eux que revient le choix difficile des textes pour conduire la progression des élèves. On nous a reproché, par exemple, d’avoir supprimé le mot « solfège », de l’avoir remplacé par le terme de « formation musicale » qu’on a jugé prétentieux. Mais je me suis plusieurs fois expliquée sur ce point en disant qu’il fallait seulement y voir la volonté de former mieux, de former plus complètement les élèves sur le plan musical. Certains ont ironisé en parlant de « déformation musicale », d’autres ont proposé l’expression « solfège musical »… ce qui, pour le coup, aurait tout à fait prouvé que l’ancien ne l’était pas ! Je me permets d’ailleurs de rappeler que le mot « solfège » vient de sol-fa : il désigne uniquement l’activité de solfier avec le nom des notes, rien de plus.
Quels sont vos goûts en matière de musique « de notre temps » ?
J’aime beaucoup la musique des compositeurs polonais, qui a pour moi une sensibilité que d’autres n’ont pas. Vous savez, Darius Milhaud m’avait rapporté une conversation qu’il avait eue un jour avec Arnold Schœnberg en Californie : Milhaud révéla au compositeur du Pierrot Lunaire que son influence était grande en France, qu’on y jouait beaucoup d’œuvres dodécaphoniques – ce à quoi Schœnberg, plein d’humour, avait répondu en hochant la tête « Mais j’espère qu’ils programment de la musique avec… ». Ça veut tout dire ! Tous n'en écrivent pas. J’ai toujours fait entendre à ma classe Thrène à la mémoire des victimes d’Hiroshima de Penderecki : les sonorités nouvelles qu’il tire des cordes – le bruit d’avion – sont extraordinaires… J’aime Lutoslawski, Ligeti, certaines pièces de Boulez (Domaines, pour clarinette, mais pas Le Marteau sans maître, je l’avoue), Dutilleux, plus près de nous Thierry Escaich… M. Levinas est incroyable, par exemple : jouer du piano comme il joue du piano, trouver le temps d’enseigner, d’enregistrer toutes les Sonates de Beethoven et d’écrire la Conférence des oiseaux, ce n'est pas donné à tous.
Que ressentez-vous à l’idée que Strasbourg vous rende hommage aujourd’hui ?
Je suis évidemment très touchée de cet hommage, dont mon élève et amie Martine Gilliet est à l’initiative. Je suis très reconnaissante aussi envers Marie-Claude Ségard, la directrice du Conservatoire, d’avoir bien voulu s’y associer. Mais je ne sais pas si j’ai mon propre langage. Je ne peux rien dire à ce sujet. Il m’est très difficile de me prononcer sur mes propres œuvres. A propos de celles qui vont êtres interprétées, je dirai seulement que le Concerto pour flûte présente une forme classique : trois mouvements, vif-lent-vif, même si l’écriture n’est pas tonale. Je l’ai composé pour Fernand Caratgé, en 1957. Manuel Rosenthal et Raymond Guillot l’ont enregistré à l’ORTF Pour le Concerto de piano, qui est d’un seul tenant, je ne voulais pas voir le soliste noyé dans l’orchestre. Vous savez, pour un compositeur, être joué c’est un bonheur.
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