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Menahem Pressler
par Frédéric Gaussin
Je suis né sur les rives de l’Elbe, à Magdebourg, en Saxe-Anhalt, mais c’est là mon seul point commun avec von Clausewitz. J’ai grandi au sein d’une famille juive de la bourgeoisie moyenne. Mon père faisait commerce de tissus. Sa boutique et son atelier étaient situés en ville. La vie culturelle était dense, le théâtre, la littérature, la peinture et le cinéma primordiaux pour nous tous. Enfant, j’ai commencé par apprendre le violon, et mon frère le piano, mais sa paresse naturelle le conduisit très rapidement à me céder sa place à la leçon, si bien que je dus faire un choix, et choisis l’instrument intransportable. J’avais dix ans à peine quand les Nazis ont emporté la majorité au Reichstag, en 1933. Je garde en revanche un souvenir très précis de la Nuit de cristal [9 novembre 1938] : j’entends encore les éclats de verre des échoppes que l’on saccageait, les cris stridents des gens effrayés, les bruits de bottes, les ordres, je sens l’odeur acre des incendies… Nous nous sommes cachés dans notre propre maison. L’établissement de mon père a été ravagé. La situation s’est aggravée au point que nous avons rapidement cherché à quitter notre pays, tant qu’il était possible de le faire. Mes parents n’ont jamais cru que la démocratie nous protègerait. Je ne sais comment, ils avaient fait établir des passeports polonais à notre nom. À ce moment, le système administratif n’exerçait pas encore un contrôle des plus étroits sur l’existence et sur les déplacements des compatriotes juifs. Mon père a prétendu qu’il nous emmenait en vacances sur les plages de l’Adriatique, ma mère, mon frère, ma sœur et moi, et personne ne nous a demandé de rendre des comptes. Nous avons eu beaucoup de chance. Parvenus à Trieste, nous avons pu obtenir des visas et embarquer pour la Palestine, alors sous mandat britannique. Notre bateau est entré en rade de Haïfa la veille de l’invasion de la Pologne par les troupes de Hitler. C’est là-bas que je suis véritablement devenu un homme, d’adolescent que j’étais. Je me suis forgé une discipline, une éthique, des valeurs aptes à me guider pour la vie. Pendant des mois et des mois, je me suis d’abord trouvé dans un état de désespoir et de prostration total. Mes grands-parents, mes oncles, mes tantes, mes cousins, mes cousines sont tous morts à Auschwitz. Seul mon petit noyau familial a échappé à la Shoah. Nous subissions la tragédie à distance, nous n’ignorions rien du drame, mais nous avions été accueillis, recueillis, et nous avons vécu, ce qui vous donne une perception très aigüe, très particulière de la réalité quotidienne. Mon identité juive est absolument constitutive de mon être. J’ai choisi de ne pas renoncer. À Tel-Aviv, j’ai pu suivre les cours d’Eliahu Rudiakov, qui était pianiste. Chose curieuse, son fils Michael devait plus tard devenir l’élève de Bernard Greenhouse, mon partenaire du Beaux-Arts Trio, avant qu’il n’assume les fonctions de violoncelle solo dans l’orchestre symphonique de Jerusalem. Rudiakov m’a beaucoup encouragé. J’ai aussi eu le privilège de travailler avec Leo Kestenberg (1882-1962), qui était alors le directeur de l’Orchestre de Bronislaw Huberman, le futur Orchestre Philharmonique d’Israël.
Myriam Scherchen m’a fait lire les lettres que Kestenberg avait écrites à son père, Hermann Scherchen, qui dirigea l’orchestre dès les premiers temps de sa fondation
Kestenberg a tout fait pour y intégrer le plus grand nombre de réfugiés, violonistes et autres, parfois de grand talent, qui affluaient vers lui en provenance du vieux continent déchiré. À sa naissance, il était sujet de l’Empire des Habsbourgs, mais il avait grandi à Prague, où son père était chantre à la synagogue. Kestenberg avait étudié le piano à Berlin avant qu’il ne l’enseigne lui-même au Conservatoire Stern ainsi qu’à l’école de Klindworth et Scharwenka. Il rencontra Busoni assez tôt dans son parcours, et à c’est lui que Busoni dicta son Esthétique de la musique. Il animait un trio, et remplit un rôle intellectuel et politique important sous la République de Weimar, comme journaliste, conseiller culturel du Ministre de Prusse et réformateur de l’enseignement musical. C’était un pacifiste, d’idéal social-démocrate, qui croyait en la possibilité d’un art pour le peuple, un pédagogue engagé, préoccupé de la formation des maîtres et des enfants, doublé d’un animateur infatigable. Kestenberg collabora étroitement avec Otto Klemperer au Kroll Oper. À l’Académie des Arts, il engagea Busoni, puis son détracteur Pfitzner, puis Schönberg, au nom d’une politique d’excellence courageuse, menée sans concessions. Il nomma Franz Schreker à la tête de l’Académie de musique. Il était très lié à la famille Cassirer, celle du philosophe et des marchands d’art, à Albert Einstein, à Hindemith et Krenek. Son ami Oskar Kokoschka a peint son portrait. C’était une figure centrale du Berlin effervescent et cosmopolite des années 20, une personnalité multiple qui opérait en elle la fusion vibrante de tous les formes d’expression artistique. Les Nazis l’ont chassé d’Allemagne dès leur arrivée au pouvoir. Quand je l’ai rencontré, Kestenberg lisait un livre par jour. Il se passionnait encore pour les aspects institutionnels de la musicologie. Il devenait aveugle, et sa femme se chargeait de lire à haute voix pour lui. C’est un homme qui m’a profondément marqué.
Lorsque vous vous êtes fixé en Californie, à partir de 1946, vous avez fréquenté d’autres membres de l’intelligentsia en exil
J’avais pris la décision de me lancer dans la carrière. Pour toutes les raisons que vous imaginez, revenir m’établir en Europe aux lendemains de la guerre m’était impossible, en outre je venais d’épouser Sara : j’avais besoin d’assurer notre avenir. À Hollywood, j’ai connu Franz Werfel, Thomas Mann, Arnold Schönberg, Igor Stravinsky, Franz Wachsmann… La plupart du temps je les rencontrais chez eux ou aux concerts de l’Hollywood Bowl. Leur présence sur le sol américain, parmi la végétation exotique ou sous la chaleur californienne ne manquait pas de susciter un contraste saisissant avec leur éducation, leurs origines, leur passé, avec tout ce qui émanait d’eux. Alma Mahler, qui n’était plus dans sa prime jeunesse mais avait conservé sa force de caractère et quelque chose de son charme légendaire (celui qui avait fait succomber Klimt, Zemlinsky, Gropius et Mahler, je suppose) m’invita un jour à jouer dans sa maison. La température était très élevée, et n’y tenant plus je me vis contraint de lui demander l’autorisation de retirer ma veste de costume. « S’il ne tenait qu’à moi, Herr Pressler », répondit-elle avec superbe, « vous enlèveriez tout ! ». Elle ouvrit en grand les baies vitrées de sa villa, et je me rappelle avoir donné mon concert pour le quartier tout entier. J’ai également rencontré Egon Petri (1881-1962), avec lequel j’ai étudié l’espace d’un été, au Mills College d’Oakland. Petri était un grand virtuose au répertoire colossal, un musicien de premier rang, mais je ne dirais pas qu’il était un grand artiste, au piano. Il avait d’abord joué du violon sous l’impulsion de son père, un violoniste hollandais réputé, et d’ailleurs à la Staatskapelle de Dresde, ce qui indique assez sa maîtrise. Kreisler l’avait encouragé à faire carrière mais Busoni lui fit renoncer définitivement à l’archet.
Quand je l’ai connu, Petri souffrait de problèmes de santé, peut-être de troubles cardiaques, qui l’empêchaient d’enregistrer l’Hammerklavier. La guerre l’avait surpris alors qu’il se trouvait en Pologne. En décidant d’émigrer en Amérique, il tourna définitivement le dos à son pays natal et ne revint jamais plus jouer en Allemagne. Il ne défendait ni n’aimait tellement la musique de Schumann : ce trait le dépeint fidèlement parce qu’il n’avait rien d’un être fantasque ou emporté. Je me rappelle lui avoir joué la Fantaisie. Le finale du deuxième mouvement l’effrayait, pourtant je suis sûr qu’il était capable de l’attaquer sans frapper une note à côté. Il m’avait raconté cette histoire. À son grand ami Backhaus, il avait demandé : « Wilhelm, quel est ton secret pour réussir si bien ces sauts, cette coda ? Comment se fait-il que tu vises aussi juste ?! ». Backhaus avait répondu : « Ecoute, c’est simple : je travaille, je travaille comme un fou en amont. Et sur scène, au moment du concert, je prie ! ». Mais Backhaus était phénoménal. L’ingénieur du son de Decca qui a été chargé de produire l’enregistrement du 2ème Concerto de Brahms, avec les Wiener Philharmoniker, sous la direction de Schuricht, m’a révélé que Backhaus avait réalisé trois prises intégrales consécutives… aussi parfaites l’une que l’autre, à tel point que lui-même n’avait eu à se focaliser que sur les raccords de l’orchestre. Egon Petri était très sérieux. Son profil s’apparentait à celui d’un philosophe, d’un exégète. Il jouait tout Bach, rendez-vous compte, qu’il avait édité avec Busoni pour Breitkopf & Hartel, énormément de Beethoven, de Liszt, tout Busoni bien sûr, Brahms (merveilleusement), et même Rachmaninov, le 3ème Concerto. Il avait des vues très précises en matière d’interprétation, une vision globale des œuvres, et sa sonorité était puissante. C’était très agréable d’échanger avec lui. Je jouais souvent en tenant mon visage très près du clavier, et Petri que cette particularité agaçait me demandait finement si l’ivoire avait une odeur spéciale à laquelle je ne pouvais résister… Busoni lui a dédié l’élégie All’Italia, qui est très virtuose, quand Kestenberg a reçu Erscheinung, plus spirituelle, plus conforme aussi, en tant que reflet du miroir, à l’homme qu’il était.
Vous considérez-vous de fait comme l’ultime représentant encore en activité de la prestigieuse école de technique et de pensée de Ferrucio Busoni ?
Je suis très fier de cet héritage, et conscient d’en porter une part en effet. Busoni fut le plus grand après Liszt. Nous venons de parler de Petri et de Kestenberg, qui l’adulaient, cependant je ne voudrais pas omettre Eduard Steuermann (1892-1964), qui demeure le maître qui aura exercé sur moi l’influence artistique la plus décisive. Non seulement Steuermann se trouvait effectivement être un élève de Busoni, qui lui avait enseigné le piano en Suisse et à Berlin, mais il était aussi, et je dirais il était surtout, s’agissant de la composition, un élève de Schönberg, dont il créa le Pierrot lunaire, sous la direction de Scherchen, le Concerto pour piano, sous celle de Stokowski, et même, bien plus tard, l’Ode à Napoléon – en fait, il participa virtuellement à la création de toutes les pièces de Schönberg qui requièrent un pianiste. Arnold Schönberg en avait fait le pianiste attitré, à Vienne, de son « association d’auditions privées », comme l’on dirait en anglais (la Verein für Musikalische Privataufführungen). Je l’ai connu aux Etats-Unis, où il avait émigré en 1938. Je ne saurais vous décrire à quel point il était profond, sensible et cultivé. Steuermann était originaire de Galicie, il portait donc la nationalité polonaise depuis la fin de la Première Guerre mondiale. Dédicataire des Variations op. 27 de Webern, proche collaborateur d’Alban Berg (il réduisit la partition de Wozzeck au piano pour qu’Erich Kleiber puisse en donner la première), Steuermann avait évolué au cœur de la seconde école de Vienne, à la tête de l’avant-garde, mais ses dons exceptionnels l’avaient conduit à fréquenter un nombre incalculable de musiciens d’horizons très différents, comme Poulenc, Ravel, Rudolf Kolisch, Hans Eisler, René Leibowitz. Theodor Adorno a été influencé et formé en partie par lui, comme Alfred Brendel. Quelle science, quelle connaissance ahurissante du répertoire, quel engagement émotionnel ! Nous évoquons là encore des savants polyglottes, dont le génie universel ne se limitait pas à l’art d’assembler les deux mains dans un morceau. Il était capable de comparer, de tête, telle petite phrase issue d’un lied d’Hugo Wolf avec telle autre issue d’une symphonie de Mahler, de Bruckner ou d’un opéra de Wagner. À l’opposé de Petri, il enseignait et comprenait Schumann d’une façon unique. Nous n’aurions pu lui présenter les Kreisleriana sans nous être familiarisés avec ce qu’il appelait « la syntaxe et le vocabulaire » de Schumann. La fugue, le contrepoint, le style polyphonique des maîtres anciens, l’écriture classique de Mozart, les pages de Reger, il les comprenait avec une égale perfection, et en cela il était réellement le disciple de Schönberg et de Busoni. Il se référait également à Heinrich Schenker. Il était très doux avec les élèves moyens, et atrocement exigeant avec plus les doués, comme avec mon confrère Russell Sherman. Il a beaucoup écrit, beaucoup composé, un quatuor à cordes, un trio avec piano que j’ai joué, des variations pour orchestre…
Je pense tout à coup à un autre intellectuel d’envergure du monde pianistique et musical : qu’en est-il de votre compatriote Arthur Schnabel ? L’avez-vous approché aux Etats-Unis lui aussi ?
Schnabel ? C’est une longue histoire… Avant que je ne quitte l’Allemagne, mon professeur d’orgue avait tenu à m’instruire jusqu’au bout, en dépit des risques de dénonciation et de punitions qu’il encourait en conservant un élève non aryen. Ce bon et brave homme nommé Kitzel croyait en mes capacités. Alors que j’étais à Trieste, il était parvenu à me faire remettre un lourd colis de partitions, accompagné d’un mot d’encouragements de sa main, qui m’exhortait coûte que coûte à persévérer. Parmi les morceaux qu’il m’avait offerts en souvenir de la mère-patrie se trouvaient les Reflets dans l’eau de Debussy, or c’est précisément en remportant le premier prix au concours Debussy de San Francisco, en 1946, que je parvins à me frayer un chemin dans le monde musical. La victoire me permit de débuter à Carnegie Hall, dans le concerto de Schumann, sous la baguette d’Eugène Ormandy à la tête de l’Orchestre de Philadelphie. Les portes commençaient à s’ouvrir. J’avais naturellement beaucoup d’admiration pour Schnabel, et je brûlais de le rencontrer, mais j’avais besoin d’être introduit auprès de lui. Par chance, j’avais été remarqué pendant la guerre par la directrice du Conservatoire de Jerusalem, dont le mari n’était autre que Emil Hauser, le fondateur du quatuor de Budapest. Hauser connaissait très bien Schnabel. Il lui parla de moi chaleureusement au cours d’un dîner, me présentant comme un jeune pianiste israélien d’origine allemande qui venait de faire sensation en Californie, cherchait un mentor et des appuis. Schnabel trancha net la question : « Cela ne signifie rien », coupa-t-il. « N’importe qui peut jouer Debussy ». Il ne jurait que par Beethoven et la musique « sérieuse ». C’était sans doute une réaction juvénile, stupide et orgueilleuse de ma part, avec le recul, mais ce jugement lapidaire m’ôta toute envie de rencontrer le grand Schnabel. Par la suite, je l’ai croisé très souvent à New York, puisque nous habitions tous les deux dans le Peter Stuyvesant building. Il m’arriva même de lui tenir la porte de l’ascenseur, mais je ne lui ai jamais adressé la parole ! Et pourtant, comme j’ai été inspiré par ses Sonates de Schubert, par son intelligence, la magie de sa sonorité… À ce jour, je considère que son 4ème Concerto de Beethoven n’a pas été égalé. Je pense constamment à son interprétation quand je le joue moi-même. Il nous met en présence d’un rêve, un rêve que l’on transcrit sur l’instant. Peu d’artistes atteignent à ce niveau d’incandescence.
De quelle façon l’aventure du Beaux-Arts Trio a-t-elle débuté ?
Par hasard, ou peu s’en faut. Ma carrière a suivi son cours pendant quelques années. J’avais gravé quelques disques en solo pour la MGM – Schumann, Prokofiev, Chostakovitch, Ernst Bloch, Milhaud… – et je souhaitais enregistrer un peu de musique de chambre. Je pensais à un trio de Mozart, mais n’appartenais à aucun ensemble constitué. Le directeur artistique me suggéra d’en former un, or il se trouve qu’après la guerre j’avais passé un été à travailler avec Robert Casadesus, à Fontainebleau, dans une maison d’étudiants. Par son intermédiaire, j’avais fait la connaissance de Daniel Guilet (1899-1990), un violoniste d’origine russe, né Guilevitch, qui avait étudié au Conservatoire de Paris sous la direction d’Enesco et s’était illustré au sein du célèbre quatuor de Joseph Calvet. Sous l’Occupation, alors qu’il cherchait à quitter la France parce qu’il était juif, Guilet s’était trouvé en mauvaise posture : il lui fallait non seulement se procurer rapidement un visa pour les Etats-Unis, tant que l’opération était encore réalisable (des relations se chargèrent de lui obtenir), mais aussi des billets pour le transatlantique, donc de l’argent. Casadesus en avait immédiatement placé à sa disposition, contribuant à lui sauver la vie. Peu de gens le savent. De son côté, Guilet était très lié avec un violoncelliste américain, Bernard Greenhouse, qui s’était formé pour partie à la Juilliard School et s’était perfectionné auprès d’Emanuel Feuermann, de Diran Alexanian (l’assistant de Pablo Casals à l’Ecole Normale d’Alfred Cortot), avec Casals lui-même enfin, dont il fut l’un des rares étudiants officiels. Guilet me présenta donc à Greenhouse. C’est comme cela que notre histoire a commencé. Nous nous sommes associés tous les trois dans le seul but d’enregistrer des disques : l’éphémère trio se destinait à être dissout sitôt notre contrat honoré. Pour nous rôder, nous avons donné une série de concerts, pendant un mois environ, puis nous avons reçu une invitation du Berkshire Festival, à Tanglewood, lieu de résidence estivale de l’orchestre de Boston. Notre programme était consacré à Beethoven (op. 1 n° 3, op. 70 n° 1, Geister, et L’Archiduc op. 97) et a remporté un franc succès. C’était le 13 juillet 1955. Nous avons rejoué six ou sept fois, le public a suivi, et à la fin de la saison nous avons réalisé que le total de nos soirées de musique de chambre s’élevait à 70. La dissolution n’était plus d’actualité. Robert Casadesus nous a alors lui-même lancé en Europe d’une façon extraordinaire, en nous assurant des engagements par l’intermédiaire de son propre impresario et en soutenant qu’il n’avait rien entendu d’aussi intéressant que nous depuis le trio Cortot-Thibaud-Casals. Il exagérait, bien sûr, mais son enthousiasme était sincère. Nous lui devons notre carrière. Robert a composé un trio à notre intention. J’ai toujours rendu fidèlement visite à son épouse Gaby, des années après sa disparition, chaque fois que nous venions à Paris. Nous étions très proches, et Guilet l’avait connu jeune au Conservatoire.
Aviez-vous envisagé un destin si éclatant, pour votre formation ?
Nous n’avions pas d’ambitions de ce type. Au fil du temps, le trio a eu la chance de se maintenir tout en se renouvelant. Isidore Cohen, du Juilliard Quartet, a succédé à Guilet, puis d’autres sont venus après lui, comme Daniel Hope, de même qu’Antonio Meneses, ou David Soyer qui vient hélas de nous quitter (1923-2010), du quatuor Guarneri, ont succédé à Greenhouse. Bernard travaille encore ses coups d’archet à 90 ans passés. Pour ma part, j’aurai eu le privilège de participer à la tournée d’adieux du Beaux-Arts en tant que membre fondateur et doyen du groupe, moi qui en étais le cadet à l’origine. Nous avons bouclé la boucle à Tanglewood, en août 2008, et donné notre dernière prestation à Lucerne en septembre, après avoir enregistré la totalité du répertoire légué par Haydn, Mozart, Beethoven, Dvorák et Schubert pour notre formation, et donné plus de 6000 concerts dans le monde en 55 ans d’activité. Je vais vous dire, je crois que c’est mieux que les Rolling-Stones.
Ce qui est étonnant, c’est que vous enseignez parallèlement à Bloomington depuis le même nombre d’années
C’est à Steuermann que je dois d’avoir été titularisé. L’université d’Indiana recherchait un professeur pour un semestre, l’endroit était charmant, Steuermann m’a recommandé, et j’y vis encore aujourd’hui. Janos Starker, Josef Gingold, György Sebök, Myron Bloom, Giorgio Tozzi, le musicologue Willi Appel, Iannis Xenakis ont tous tenu une chaire d’enseignement à l’école. Leonard Bernstein y a passé près de deux mois pour achever son opéra, À Quiet Place. Les facilités de l’endroit sont extraordinaires, mais ce n’est pas à vous que j’ai besoin de l’apprendre. Pour moi, les artistes sont des passeurs au sens large. Je ne parviens pas à dissocier l’activité de concertiste de celle d’enseignant. Elles sont aussi importantes l’une que l’autre, d’ailleurs la pratique des deux m’a offert un excellent poste d’observation. Je peux témoigner, comme concertiste, en tant qu’enseignant mais aussi en tant que membre des jurys des grands concours internationaux, que le jeu des pianistes a très profondément évolué depuis ma jeunesse. Tout a changé : la technique, la production du son, les doigtés, le niveau de vélocité ou de virtuosité atteint au terme des études, les exigences de la mémoire, l’attention portée à la diversité ainsi qu’à la qualité des timbres, au phrasé, à la construction de l’interprétation… Ils ne répondent plus aux mêmes standards. La formation des apprentis a changé. De nos jours, de très jeunes collègues abattent toutes les Etudes de Chopin comme d’autres font des exercices de gymnastique dans leur salon, et sans rater une seule note, même s’ils en tirent peu de musique. Je me souviendrai toujours du petit dessin que Lazar Berman avait croqué pour moi sur un coin de feuille, ici même à Bruxelles : on y voyait un piano éventré, les entrailles à l’air, cordes et marteaux, une file indienne de pianistes en habit, avec la mention : au suivant ! Je pourrais nommer nombre d’interprètes illustres, mais profonds, comme Edwin Fischer, qui seraient recalés aujourd’hui au premier tour du Van Cliburn ou du Reine Elisabeth. Le niveau d’exécution s’est considérablement élevé en l’espace d’un demi-siècle. En contrepartie, les textes ont certainement perdu leur aura de sacralité. Les dernières Sonates de Beethoven n’inspirent plus le respect : elles font partie du répertoire à monter, et tout le monde les joue. J’ai coutume de dire que la partition est un grand orateur. On ne lit plus avec assez d’attention, je crois. Le disque a aussi une part de responsabilité dans ce processus. Mais s’ils répondent à leur objectif sans donner lieu à contestation, s’ils se fondent sur une tradition établie, alors les grands concours ont leur utilité, de nos jours : les instrumentistes actuels doivent être entendus, distingués, reconnus, encouragés et soutenus.
Maestro, j’étais justement conseiller à l’Indiana University School of Music (1999-2002), et présent dans la salle du MAC, le jour où le Doyen Gwyn Richards célébra votre entrée à l’Académie Américaine des Arts et Lettres. Vous croulez aujourd’hui sous les honneurs : vous êtes membre de l’Académie de musique de Jerusalem, trois fois Docteur honoris causa. À Bloomington, le 16 décembre, date de votre anniversaire, a été officiellement rebaptisé Pressler Day. C’est à vous que l’on doit la publication du manuscrit de la 9ème Sonate de Prokofiev. Si je mentionne ces hauts faits qui vous gênent, mais vous admettent au Panthéon des interprètes légendaires, c’est que j’aimerais savoir comment vous avez reçu l’hommage récent que vous a rendu votre pays natal
Comme un geste authentique et fort de réconciliation. On m’a remis la plus haute distinction allemande, la Deutsche Bundesverdienstkreuz de première classe, puis en 2009 j’ai été élevé au rang de citoyen d’honneur de Magdebourg au nom du land de Saxe-Anhalt, par le maire Trümper. J’ai donné un concert à l’Opéra, et j’ai participé le lendemain à une cérémonie particulière : des Slopersteine (pierres commémoratives) ont été scellées dans le sol de la ville en mémoire de mes proches disparus, à l’endroit même où ils vivaient. On y lit leurs noms, leur profession, les dates de leur naissance et de leur disparition. Il y avait une centaine de personnes, le Ministre allemand de l’Intérieur, un ensemble de cuivres, et ces instants ont été très émouvants. En retournant dans ma ville natale, qui a beaucoup changé, j’ai conscience d’avoir achevé un mouvement entamé il y a des années, un mouvement qui fait partie de l’Histoire désormais.
En silence, Tamás Vásáry et moi vous écoutions tout à l’heure travailler le 4ème Concerto de Beethoven dans la pièce d’à côté, avec la même application, le même souci du détail que si vous ne l’aviez jamais joué. Vous êtes un travailleur, un perfectionniste inlassable. Quel est le secret de cette hyper-activité, que vous maintenez sans discontinuer depuis vos débuts ?
Je suis un pianiste-né, au sens littéral du terme. J’ai dédié ma vie au piano, ma vie à la musique : ils me nourrissent chaque jour. Que vous connaissiez ou non la notoriété publique, laquelle n’est qu’une forme visible, entendez « socialement valorisée » d’accomplissement personnel, c’est une existence riche et sainement remplie, vous savez, que celle que l’on parvient à consacrer exclusivement à son art. J’aime les possibilités créatrices qu’il m’offre, j’aime étudier les œuvres, j’aime la rencontre et le partage avec le public, et je ne me passe pas du plaisir de transmettre et de jouer avec les autres. Je suis un survivant. Je ne veux pas ouvrir la bouche au démon, mais j’en éprouve une gratitude infinie. Je veux toujours vivre et agir. Quand nous avons mis volontairement fin à l’activité du trio, je me suis senti dans la peau d’un poulet qui continue de courir alors qu’on vient de lui trancher la tête. Je pensais que les tournées s’espaceraient peu à peu, mais je suis encore plus occupé qu’avant. Ce n’est pas seulement que je fuis l’oisiveté : si je reste plus de quarante-huit heures loin de mon clavier, j’ai le sentiment physique de m’étioler, de négliger ma santé. C’est un besoin organique : mes doigts éprouvent vite la nostalgie des touches. Nombreux sont ceux de mes amis qui au terme d’une carrière médicale ou financière ont choisi de se retirer en Floride ou à Long Island pour taquiner la balle sur le green ou promener leur chien sur la plage en vélo, mais j’ai moi aussi une activité physique soutenue : je continue de chercher, je pratique doubles-notes et arpèges, je me produis sur scène, je traverse les fuseaux horaires et passe encore mon temps à courir de porte en porte dans les terminaux du monde pour ne pas rater mon avion. C’est plus efficace que le rameur d’appartement.
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