le mag du piano

Entretien

Nicholas Angelich

par Frédéric Gaussin

Nicholas Angelich Lettrineotre enracinement européen est si profond qu’il en ferait presque oublier que vous êtes né à Cincinnati. Quel fut votre premier apprentissage musical, aux Etats-Unis ?

Nicholas Angelich : S’agissant de mon background, j’ai surtout eu la chance de grandir dans une famille de musiciens, puisque mon père est violoniste et ma mère pianiste. Originaire du Monténégro, mon père est aujourd’hui encore membre de l’orchestre de Cincinnati, qui a été fondé à la fin du 19ème siècle et présidé par des chefs comme Léopold Stokowski ou Michael Gielen. Il a d’ailleurs joué sous la baguette de Leonard Bernstein (le meilleur Brahms, m’a-t-il dit !), de George Szell, Kirill Kondrachine… De son côté, ma mère est née en URSS, bien qu’elle soit d’ascendance roumaine et slovaque à la fois. Mes parents se sont rencontrés en Serbie, puis se sont fixés en Amérique au milieu des années soixante. Je me suis essayé au violon, enfant, mais les débuts furent difficiles : mon intonation n’était pas bonne, je n’aimais pas jouer debout, et… j’étais trop paresseux ! A l’inverse, on peut dire que je me suis toujours senti naturellement attiré par le piano. C’est donc essentiellement ma mère qui assura ma première formation musicale. Elle-même avait été l’élève de la yougoslave Olga Mihaïlovitch, une disciple d’Alfred Cortot et de Lazare-Lévy à l’Ecole Normale de Paris. Beaucoup de choses, certainement, sont passées dans mon jeu par le fait de cette filiation, mais au-delà des questions d’écoles et de traditions pianistiques (dans le sens le plus noble du terme), il y a la manière dont chacun appréhende les choses et forge ses propres principes. Ma mère disait qu’il fallait savoir faire « sa propre cuisine » en apprenant des autres, en les observant. Elle a été une très bonne pédagogue. Son enseignement était très structuré. Sans être dogmatique, elle avait des idées très précises sur la manière dont elle entendait conduire mes progrès, notamment en matière de répertoire… ce qui ne m’a pas empêché de m’essayer seul à des morceaux trop difficiles, comme tous les jeunes de mon âge. Chaque fois, pourtant, elle venait m’aider. Au concert, elle commentait longuement ce que nous entendions, et saisissait pour moi chaque occasion d’apprendre. A la fin cette façon de faire s’est tout de même avérée déstabilisante, je pense, pour mes parents, parce qu’en définitive je n’entrais pas dans un cadre scolaire.

N’y avait-il pas, sur place, de structures d’enseignement adaptées ?

Nicholas Angelich : Elles existaient, et j’ai effectivement travaillé avec quelques professeurs, à Cincinnati, mais au final je suis toujours revenu vers ce que m’inculquait ma mère. Malgré ce que l’on dit quelquefois au sujet de la « nécessité » de travailler avec quelqu’un d’extérieur à la famille, pour éviter les « complications », ce système a été bon. Mes parents m’ont longtemps laissé libre, parce qu’ils craignaient de me dégoûter du piano en me le faisant aborder trop tôt d’une façon purement scolaire, ou déjà professionnelle. Jusqu’à l’âge de 12 ans, environ, j’ai donc vécu entouré de musique : je jouais, je découvrais, j’avais peut-être le désir de faire sonner les œuvres d’une certaine façon, mais je m’attachais peu à ce qui n’allait pas. Je ne décortiquais pas. Ce n’est qu’ensuite que j’ai vraiment commencé à travailler ma technique.

Pourquoi avoir choisi alors de venir étudier à Paris, et non à Bloomington, New York, ou Philadelphie ?

Nicholas Angelich : Parce que le système en vigueur aux Etats-Unis ne permettait pas d’intégrer un cursus de formation supérieure aux moins de 18 ans. J’en avais 13, et il devenait important que j’évolue hors d’un cercle trop intime. Nous cherchions cela, nous avions besoin de solliciter des avis extérieurs. Un jour, une dame vint à la maison pour m’entendre. Cette amie de ma mère, comme elle disciple d’Olga Mihaïlovitch, avait aussi travaillé sous la direction d’Aldo Ciccolini. Estimant qu’il me fallait à présent poursuivre mes études auprès d’un professeur de plus grande envergure, elle contacta Aldo, qui accepta de me prendre comme son élève à Paris, non sans m’avoir d’abord fait passer une audition. Aldo choisit aussi mon programme d’entrée au Conservatoire : la 3ème Sonate de Prokofiev, le 2ème Scherzo, une sélection d’Etudes de Chopin… En même temps, je devais préparer le 1er Concerto de Liszt pour le jouer à Indianapolis entre les deux épreuves, lors d’un concert de « jeunes talents » !

 

C’est à Paris que vous deviez également rencontrer Yvonne Loriod, autre élève de Lazare-Lévy…

Nicholas Angelich : Yvonne m’a plongé dans un autre répertoire, notamment contemporain : Boulez, Messiaen, Stockhausen, Stravinsky… Son approche du piano était tout à fait différente. Chaque professeur transmet des éléments qui viennent autant de son propre maître que de lui-même, mais elle respectait beaucoup Aldo, elle ne m’a pas fait modifier mon jeu. Elle tenait absolument à ce que je joue la Sonate opus 106 de Beethoven, à ce que je l’apprenne le plus vite possible, pour évoluer. A 17 ans, je ne me sentais pas du tout prêt à m’attaquer à un tel sommet, mais je l’ai fait, et je réalise maintenant à quel point elle a eu raison de m’y encourager. Même si vous ne jouez pas une œuvre immédiatement de la meilleure façon, le travail est là, vous en retirez toujours quelque chose par la suite. Une histoire se crée pour plus tard.

Peut-on considérer Léon Fleischer comme votre dernier Maître ?

Nicholas Angelich : D’une certaine façon oui, puisque j’ai également appris de Michel Béroff, Marie-François Bucquet, Karl-Ulrich Schnabel, Fou T’song… Rencontrer les autres est source de grandes satisfactions. Mais j’aime énormément Fleischer. J’ai travaillé avec lui bien des années après, à Paris, en Italie. Il m’a énormément marqué, du point de vue de la réflexion pianistique. C’est quelqu’un qui a une façon de penser très stimulante et originale. Il m’a appris beaucoup, sur le toucher, sur la qualité sonore qu’il faut arriver à produire. Sous certains aspects, il rejoint d’ailleurs ce que dit Aldo, qui déteste l’agressivité au piano, avec lequel je m’étais d’ailleurs beaucoup plongé dans l’univers de Debussy, dont les dosages sont très difficiles à réaliser.

Précisément, puisque nous évoquons la question du timbre et de la sonorité, que pensez-vous du réglage des instruments actuels ?

Nicholas Angelich : Je crois qu’il faut être philosophe par rapport à cela… [avec humour :] Malheureusement on ne peut pas se faire précéder de son propre piano, comme Horowitz ou Michelangeli ! Mais pour tout dire je ne suis pas sûr que ce soit là une chose tellement désirable, même si je la comprends. Arrau détestait essayer les pianos avant un concert, il pensait qu’il fallait avoir une attitude fataliste par rapport à eux. Un jour, en Californie, si ma mémoire est bonne, un organisateur a tellement insisté pour qu’il frappe au moins une note du piano qu’il avait mis à la disposition du Maître, qu’Arrau joua la note… et ferma le couvercle ! Il voulait avoir la surprise, sur scène. Personnellement je pense que c’est plutôt une bonne chose, d’essayer d’abord le piano. J’aime beaucoup le Steinway (avec lequel j’ai grandi, il est vrai), bien que l’on ait parfois tendance à décrier les Steinway américains, qu’on accuse d’être métalliques. Le mien est très beau ! Mais vous savez, les instruments évoluent, comme les exigences des artistes, les salles, les acoustiques, les goûts du public. Je trouve qu’il faut rester philosophe, en la matière. Ce que j’aime, en tout les cas, c’est un piano malléable, avec lequel il m’est possible d’aller chercher quelque chose de très personnel. C’est une relation personnelle, qu’un pianiste entretient avec son instrument. Un piano dont la beauté serait parfaite, qui n’évoluerait pas en fonction de moi, m’intéresse nettement moins qu’un piano qui s’éloignerait de cet idéal, qu’un piano plus difficile, qui me pousserait dans mes limites, dont je devrais dénicher les subtilités. Par ailleurs, si une certaine réserve de puissance est toujours nécessaire, je n’aime pas du tout les pianos brillants, ni les pianos exigeants, qui réclament beaucoup d’efforts physiques mais n’offrent aucune projection en retour. Comme je l’ai dit, la relation qui se crée entre vous et un piano reste très personnelle, donc difficile à décrire. Je cherche des compromis. Chez Yamaha, dont l’univers sonore est très éloigné de celui de Steinway, il y a aussi de magnifiques instruments, par exemple. Quant aux pianos allemands (Bösendorfer, Bechstein, Steingraeber…), je les trouve très intéressants, mais j’avoue les avoir trop peu pratiqués pour émettre un jugement.

Vos centres d’intérêts ont beaucoup évolué, comparativement à vos débuts, comme en témoignent vos programmes de concert ou le contenu de vos disques. Quel chemin parcouru, depuis les Etudes-Tableaux de Rachmaninov !

Nicholas Angelich : C’est vrai, mais n’oublions pas qu’un premier disque est toujours quelque chose de particulier, qui joue un peu le rôle d’une carte de visite. Au moment d’enregistrer le mien, je me demandais vraiment ce que j’allais pouvoir jouer. J’étais très impressionné par le nombre de disques existant sur le marché. A quoi peut bien rimer d’enregistrer une œuvre dont il existe déjà d’admirables versions ? Finalement, c’est toujours le besoin que vous ressentez profondément, qui l’emporte. Pour mon premier disque, j’ai décidé d’enregistrer Rachmaninov parce qu’à ce moment la musique russe m’attirait énormément. C’est une musique à laquelle je tenais depuis longtemps. Le répertoire qui s’offre aux pianistes est très vaste, mais les pianistes eux-mêmes sont contraints à opérer des choix, dictés par leur désir propre, les rencontres qu’ils sont amenés à faire, les demandes des uns et des autres. Je dirais que j’ai beaucoup aimé expérimenter, me confronter à différents types de répertoire, sachant que quoiqu’il arrive je ne jouerai ni n’enregistrerai les morceaux pour lesquels je ne ressens pas d’affinité. Simultanément, j’ai pour principe de ne pas faire de spécialisation. Si je choisis d’interpréter de la musique contemporaine, je refuse de le faire pour un public choisi dans un cadre particulier. Je ne veux pas l’envisager comme un passage obligé, dans un récital, ni comme un moment de pause. J’aime intégrer les œuvres, toutes les œuvres que je joue, dans un programme cohérent d’ensemble, je veux les fondre dans un seul bloc, ce qui d’ailleurs contribue à modifier parfois la perception que nous en avons. Je récuse les attitudes figées : l’interprétation est une chose vivante. Si je joue Chopin, puis la musique d’un jeune compositeur au cours d’un même programme, celle-ci doit être incluse dans l’impression musicale globale que je m’efforce de communiquer au public, et donnée avec autant d’engagement artistique, physique et spirituel.

Ce qui suppose également de porter toutes les œuvres, quelles qu’elles soient, au même degré de maturité, avant de les soumettre à l’appréciation des auditeurs

Nicholas Angelich : Oui, à condition que vos décisions ne soient ni réfléchies, ni froidement analysées d’avance. Il ne faut jamais vivre uniquement pour les échéances qui s’annoncent, ni tomber dans la routine au contraire. Votre répertoire doit correspondre à vos aspirations. Les choses doivent venir naturellement. Il ne faut surtout pas imposer, choisir à l’avance pour le public, par rapport à une « image », ou même à un lieu, le récital à donner. Ce serait une aberration totale. Personnellement, je ne fais d’ailleurs aucune différenciation entre les publics. Il importe de rester vrai, d’agir selon ses besoins, en accord avec ses convictions. Dans ce processus, le temps est un facteur primordial. Certaines œuvres doivent attendre davantage que d’autres, pour être exécutées sur la scène, et je n’aime ni l’exploit ni les marathons. Brahms, par exemple, est un compositeur qui de tout temps a compté pour moi. Il se trouve qu’il importe aujourd’hui beaucoup dans ma vie, mais il s’y est imposé d’une façon naturelle. Je joue Beethoven en public beaucoup plus souvent qu’autrefois, et pourtant je n’ai pas cessé de le travailler. Je joue aussi Chopin nettement moins qu’à une certaine époque.

Allez-vous donc, en harmonie avec vous-même, poursuivre votre intégrale de l’œuvre de Brahms ?

Nicholas Angelich : Avec Paavo Järvi et l’orchestre de Francfort, nous allons effectivement enregistrer les deux concertos. Mais je n’ai pas dans l’idée de réaliser une intégrale dans le sens où je me dirais « voilà, maintenant je me consacre exclusivement à Brahms, ensuite je passerai à autre chose ». C’est une belle idée, c’est un beau projet que je concrétise en ce moment, mais je ne souhaite pas m’y enfermer. Brahms m’a toujours paru assez naturel, quant à son langage pianistique. Il n’était pas aussi académique et conservateur qu’on le dit : il fut un grand maître de la forme, mais il a expérimenté beaucoup, dans ce domaine. C’était aussi un homme doué d’humour et de fantaisie (aspect que l’on perçoit davantage chez Mendelssohn, plus encore chez Haydn). C’est un homme qui a exprimé une diversité d’état psychologique très vaste, son œuvre ne sacrifie jamais à l’élan, et pourtant elle est d’une telle brillance intellectuelle, d’une telle rigueur ! Brahms était une personnalité très riche, qui m’intéresse beaucoup. J’aime beaucoup Schumann, par ailleurs. C’est un compositeur que je n’ai jamais laissé tomber, qui m’a toujours accompagné, comme Beethoven qui m’apporte un immense réconfort spirituel – mais chez lui la difficulté est immense à chaque fois : l’expression, la forme, le langage pianistique, tout est extrêmement compliqué. Beethoven très mal joué m’est proprement insupportable, par exemple, alors que Mozart, même mal interprété, reste curieusement limpide je trouve. Chez Beethoven, il y a en outre une notion de dépassement, et cette recherche, infinie ! Avoir écrit autant de sonates, chacune offrant un univers tellement différent, tellement abouti et expérimental à la fois, c’est tout de même étonnant. Et ses dernières sonates, qui sont presque de la musique contemporaine, les derniers quatuors, avec lesquels vous êtes déjà chez Schonberg : ces œuvres véhiculent une telle modernité, ême entendues mille fois... Elles sont une projection dans le futur, ahurissante.

Et que pensez-vous de Bach ?

Nicholas Angelich : Bach m’a toujours énormément passionné. Dès mon adolescence je l’ai beaucoup travaillé. Je le travaille régulièrement, aujourd’hui : le Clavier, les Partitas, Toccatas, Suites anglaises… Je trouve que chaque pianiste devrait en profiter davantage, parce que Bach force à mener une réflexion très poussée, sur le son, sur la technique, sur la manière d’envisager l’harmonie, sur la forme, sur la façon d’écouter de la musique. Bach est fondamental. Il est aussi, me concernant, un besoin. J’ai besoin de le jouer pour moi, et parfois même en concert. Certaines choses font partie de l’enrichissement que l’interprète doit rechercher.

Comme le fait d’évoluer au contact de compositeurs vivants, de s’ouvrir à la musique de chambre, ou d’enseigner ?

Nicholas Angelich : J’ai travaillé trop peu, hélas, à mon goût, avec ces compositeurs contemporains, mais ces expériences m’ont profondément marqué. J’ai joué une seule fois pour Stockhausen. Il a été tellement encourageant ! Je me souviens bien de Messiaen. Il y a quelque chose de jubilatoire, pour un interprète, à rencontrer la personne vivante, accessible, qui se cache derrière la partition, à échanger avec elle. Les textes soulèvent une multitude de questions, mais Beethoven n’est pas interrogeable, lui ! Ces rencontres sont riches d’inspiration, et il en ressort toujours quelque chose d’inattendu, finalement, de surprenant.

A 16 ans, j’ai joué le 1er mouvement de la 2ème Sonate de Boulez, pour lui, qui contient une multitude d’informations. Pourtant Boulez ne m’a pas du tout parlé de mise en place. Il ne m’a parlé que de musique, de la façon générale d’aborder une forme musicale, au clavier, d’essayer de faire en sorte qu’elle soit vivante. Il m’a dit : il faut suivre la musique, suivre son mouvement naturel, en me montrant tout cela par des gestes de chef d’orchestre. Il était tellement dans la musique ! Ce fut une démonstration extraordinaire. Vous pouvez vous nourrir de cela pendant des années. On ne doit pas se cantonner dans un domaine. Il faut s’ouvrir aux autres, jouer avec les chanteurs, donner des cours. Il y a une telle satisfaction à constater qu’on peut être, dans une certaine mesure, responsable des progrès accomplis par un élève, que l’on doit pousser à devenir son leur propre professeur. Je crois beaucoup à l’enrichissement par le voyage. Aujourd’hui les étudiants ont l’opportunité d’étudier dans plusieurs endroits, et j’aime cela : je me reconnais dans ces trajets, dans ces multiples apports. Et puis il faut jouer, jouer pour les autres : c’est très important.

Dans quelles conditions avez-vous réalisé l'enregistrement du 2ème concerto de Brahms * ?

Nicholas Angelich : Dans les meilleures auxquelles un pianiste puisse rêver, je crois ! J’admire Paavo, dont le talent, l’énergie et la concentration sont dignes d’éloges. Un tel partenaire vous inspire. Nous nous connaissons bien, nous avions déjà gravé le concerto en ré mineur il y a quelques années, et je suis très heureux d’avoir pu enregistrer le si bémol sous sa direction, d’être parvenu avec ses musiciens et lui au terme de cette aventure humaine. J’aime la qualité musicale de l’orchestre de Francfort, la richesse, la singularité de sa sonorité : une réelle personnalité s’en dégage. Il peut être tentant d’unifier artificiellement une œuvre imposante comme le 2ème Concerto de Brahms par le choix d’une teinte dominante, mais cette musique complexe manifeste une diversité incroyable d’états émotionnels et psychologiques, que les ressources et la souplesse d’une phalange d’excellence permettent seules de traduire. Nous avons de plus profité du cadre idéal que fournit la Hessischer Rundfunk. Il est essentiel de pouvoir bénéficier d’une continuité dans le travail, d’être à même de s’immerger de la sorte dans une partition : nous avons passé là des journées intenses, dans une ambiance agréable mais toujours professionnelle. Quand on se mesure à un tel monument, ce n’est pas rien que d’être entouré de gens de confiance ! J’ai eu beaucoup de chance.

S’agissant du piano également, qui marque un dernier point dans la géométrie que vous décrivez ?

Nicholas Angelich : J’ai eu le plaisir de le choisir avec soin. Pour ma part, j’aime les pianos qui me poussent à puiser au plus profond de moi. C’est une relation interindividuelle qu’un pianiste entretient avec son instrument : un piano dont la beauté serait parfaite me séduit moins qu’un piano plus difficile d’approche, qui vous confronte à vos limites et vous oblige à en tirer le meilleur. En règle générale je n’apprécie ni les pianos brillants, ni les pianos ingrats qui réclament beaucoup d’effort physique mais n’offrent aucune projection en retour. Une certaine réserve de puissance est toujours nécessaire, notamment dans Brahms. S’adapter constamment à des instruments « de rencontre » est le lot de toute la profession. Là comme ailleurs, les surprises sont plus ou moins bonnes, c’est pourquoi j’accorde une importance prépondérante à la relation qui doit s’établir entre l’artiste et le technicien en charge de l’accord et de l’harmonisation. L’échange réciproque est à mon avis la seule façon de surmonter les problèmes qui surgissent en matière de réglages, d’optimisation mécanique et sonore.

Sur le plan musical, une relation d’échange s’instaure nécessairement avec le chef, surtout dans une œuvre comme le 2ème Concerto. Cherchez-vous à dialoguer pareillement avec les solistes de l’orchestre ? Je pense au violoncelliste, par exemple, dont le rôle est capital dans le mouvement lent

Nicholas Angelich : Dans ce cas précis, assez peu, en vérité. Autant j’apprécie les longues (et nécessaires !) discussions avec mes camarades lorsque je joue en trio, autant je préfère laisser leur espace de liberté aux pupitres de l’orchestre. Il faut faire dans ce cadre l’expérience de l’autre, si j’ose dire : se laisser surprendre, charmer ou décontenancer, mais ne rien planifier, sans quoi serait bannie toute forme de spontanéité. La réflexion profonde que l’on mène sur un texte n’interdit pas le jaillissement d’idées inattendues, bien au contraire. La beauté en découle souvent. En l’espèce, j’ai musicalement « rencontré » un violoncelliste hongrois, sincère et original, qui a sculpté sa sonorité avec inspiration et autorité. Son autonomie est indispensable : en l’occurrence, c’est lui qui imprime le premier sa marque à l’Andante.

Au terme d’une mise en valeur « vocale » singulière, mais non isolée, dans un concerto pour piano qui s’avère… assez peu concertant, en dernière analyse

Nicholas Angelich : Au sens académique du terme, c’est tout à fait vrai. A mon sens, les deux concertos de Brahms, et l’opus 83 plus encore, sont bel et bien des symphonies con pianoforte obligato. Cette façon de voir ne revient pas à minimiser la part du pianiste dans ces pages, laquelle se distingue par l’ardeur héroïque que l’on sait. Elle permet plutôt de souligner l’importance d’une nécessité : au-delà du simple échange, vous devez impérativement vous entendre ici avec le chef, au sens fort du terme, et définir des orientations partagées, sans quoi vous êtes perdu. L’architecture brahmsienne est si nette, si solide, ses masses si lourdes à mouvoir, la position du pianiste si clairement définie que la combinaison du tout ne lui permet pas d’influer sur le cours des événements de sa propre initiative, ne serait-ce qu’au point de vue du tempo.

Toute l’histoire de la non-rencontre entre Glenn Gould et Léonard Bernstein dans le dernier mouvement de l’opus 15…

Nicholas Angelich : Exactement. Dans les concertos pour piano et orchestre de Mozart, de Chopin, Schumann, de Beethoven y compris, une impulsion soudaine, ou un rubato venus du clavier, une réplique plus véhémente, une prise de parole plus décidée (en plein concert, imaginons), et le pianiste infléchit la courbe de l’interprétation : vous ébranlez l’édifice, lui redonnez de la vie. Dans le 2ème Concerto de Brahms, dans l’Allegro non troppo en particulier, vous êtes littéralement condamné si le chef adopte une pulsation un tantinet trop rapide ou trop lente : pas moyen pour vous d’y remédier. J’ai parlé de « symphonie avec piano », mais l’image d’une musique de chambre con pianista étendue à l’échelle de l’orchestre me semble encore plus éloquente.

Vous avez sous-entendu plus haut la notion de couleur, et nous évoquons les conversations que pianiste et pupitres de l’orchestre peuvent tisser ensemble dans un concerto que vous désignez à présent comme une œuvre de musique de chambre. Vous efforcez-vous justement de colorer votre jeu en fonction des alliages de timbres que le texte propose ?

Nicholas Angelich : Le concerto en si bémol n’est pas destiné aux égocentriques qui adorent se donner en spectacle, bien que la virtuosité n’en soit pas absente. L’œuvre offre effectivement de nombreuses occasions de dialogue entre les instruments, Brahms est un maître des registrations, mais je crois que le piano doit y tenir son rang : l’instrument-roi, tout roi des instruments qu’il est, ne saurait mimer la clarinette ou singer les appels du cor. Lorsque vous jouez de la musique de chambre, vous êtes nécessairement influencé, ne serait-ce qu’à votre insu, par le jeu, la respiration, le phrasé de vos partenaires, toutefois je ne cherche pas ici à maquiller la voix naturelle de mon instrument par une recherche consciente et imitative de toucher. Le 2ème Concerto est une œuvre paradoxale à de nombreux égards, qui ne doit pas cesser d’offrir l’alliance de contraires : puissance, intimité, musique symphonique ou de chambre, soliste ou concertante.

Pianistiquement parlant, le paradoxe le plus grand de cette œuvre est assurément d’ordre technique, puisqu’elle dissimule ses difficultés sous une absence apparente d’effets.

Nicholas Angelich : A tel point qu’Alfred Brendel n’hésite pas à parler de « perversion » à son sujet… (mais il le dit en riant). Le 2ème de Brahms n’a rien à voir, bien sûr, avec l’exhibitionnisme de doigts et de bras que le 3ème de Rachmaninov manifeste ostensiblement, pourtant l’auditoire mesure les pièges qu’il recèle, qu’il les entende ou qu’il les voie, en tous les cas je l’espère ! Dans l’arsenal si peu conventionnel de Brahms, vous mentionnez les changements de positions, les déplacements très rapides des bras, les arpèges composés, les doubles-notes, les poses du pouce juxtaposées, les attaques resserrées avec le poids du corps, les doigtés particuliers… Au fond, ce qui touche au métier est affaire d’individus. Le langage pianistique de Brahms m’a toujours paru naturel. Nous autres pianistes sommes comme des acteurs de théâtre, d’une certaine manière : responsabilité leur incombe de se glisser dans la peau de leurs personnages, d’en comprendre les ressorts et les passions, le style, la démarche. Beethoven m’apporte un immense réconfort spirituel, par exemple, mais chez lui tout est effroyablement compliqué : l’expression, la forme, l’idiome pianistique… A l’opposé je me sens immédiatement proche de Brahms, sur le plan musical comme sur celui de la sensitivité ou de la sensualité digitale. Il me vient aisément sous les doigts. J’aime analyser et comprendre son processus de composition, j’aime me plonger dans les arcanes de son œuvre. Chez lui, l’agencement général, la logique avec laquelle un élément procède d’un autre, leur rapports de proportions sont parfaits.

Son impeccabilité formelle lui vaut souvent d’être perçu comme une vieille barbe scholastique, rythmiquement psycho-rigide

Nicholas Angelich : Ridicule. Brahms ne manqua jamais de souffle et fut un grand visionnaire : ses premières Sonates sont neuves, uniques, étonnantes. N’oublions pas l’admiration que lui portèrent les Schumann, relisons les analyses brillantes, fondamentales des Quatuors op. 51 que Schoenberg a livrées en pionnier, dans lesquelles il se penche sur la construction motivique d’un thème ou d’une mélodie au départ de ces phrases que leur auteur fonde toutes sur un principe d’intervalle unificateur. La seconde Ecole de Vienne a subi dans son entier l’influence féconde de « Brahms le progressiste ». Le 2ème Concerto invite à une longue odyssée. Voyez les réminiscences qui l’émaillent, ces choses qui passent, comme le thème hongrois du final, déjà malhérien comme vous dites, la mélodie tirée du lied Todesshenen [op. 86 n° 6]…

Ou les pièces qu’il annonce, comme le lied « Immer leiser… », opus 105 n° 2

Nicholas Angelich : Ce concerto est une grande fresque ! Ses modulations sont plus audacieuses qu’on ne le croit (notamment dans le développement du 1er mouvement). J’aime entendre Wilhelm Backhaus le défendre : quelle vision totale de la, ou des structures (sonate, scherzo, lied, rondo, variation), quelle conscience du parcours tonal, et quelle limpidité dans la force ! Backhaus nous révèle l’ensemble. Il m’a fait aimer ce concerto. C’est un maître ex-tra-or-di-naire.

 

Vous prêchez dans le désert : Backhaus est mon Dieu, de ses premières prises acoustiques à son récital de Villach. Vous êtes-vous nourri d’autres interprétations que les siennes, pour construire la vôtre ?

Nicholas Angelich : Je citerai celle d’Edwin Fischer et de Wilhelm Furtwängler, avec le Philharmonique de Berlin, mais « nourri » n’est sans doute pas le mot. J’ai appris le concerto en si bémol à l’âge de 14 ans, au Conservatoire de Paris, sous la direction de Ciccolini. Je voulais absolument le jouer. Aldo pensait que c’était un peu tôt, mais je ne l’ai pas regretté : avec un morceau vous nouez toujours une histoire. J’ai eu le temps de construire la mienne. A l’époque, Aldo était injustement considéré comme un défenseur exclusif de la musique française, au mépris de son immense répertoire. Aldo est plus sensible à Brahms qu’on ne le pense. Il y vantait Backhaus, justement, et Schnabel. Il m’a enseigné le respect et la compréhension des textes. Comme dirait Léon Fleischer, inutile de vous soucier de votre personnalité propre : elle se dévoile toujours ! Je dois à ces deux grands mon exigence vis-à-vis des partitions. Le désir de jouer vient d’abord, que relaient la lecture, la captation du sens et l’approfondissement. Il y a l’instinct et l’analyse, l’apprentissage et l’inspiration, et la dimension individuelle sublime toujours le tout (c’est là pour moi la définition de l’interprétation véritable), mais dénaturer une œuvre en lui faisant dire ce qu’elle ne dit pas, se tromper de musique sous prétexte d’en faire est un scandale. Je ne veux pas m’engager sur cette pente.

Pourquoi avoir choisi de coupler le 2ème Concerto avec le cycle opus 76 ?

Nicholas Angelich : Il me fallait un complément de programme, mais j’avais depuis longtemps envie de l’enregistrer. C’est un recueil mal-aimé, historiquement proche de l’opus 83. Les pièces qui le composent ont un côté sauvage qui rappellent l’Allemagne du Nord, le vent qui souffle dans les forêts sombres. Elles sont très difficiles à jouer, pas seulement pour des questions d’enchaînement de pulsation. Elles ont un côté un peu expérimental, elles n’offrent pas la stabilité physique de la 1ère Ballade ou des Rhapsodies. Leur complexité d’écriture me fait parfois songer à celle de Chopin.

Avez-vous des projets le concernant, en cette année commémorative ?

Nicholas Angelich : Quelques-uns. J’ai joué beaucoup Chopin et Liszt dans le passé, avant de me tourner davantage vers la musique allemande, mais je me réserve pour l’instant. J’ai horreur des prétextes. Un pianiste joue selon son cœur. Pour moi il y a d’abord Schumann, qui ne m’a jamais quitté.

André Gide, dont les analyses n’ont pas toujours été perspicaces, pensait que la production de Schumann, d’essence plus littéraire, se situait aux confins de la musique et de la poésie là où celle de Chopin s’imposait davantage comme purement musicale

Nicholas Angelich : Jugement de littérateur : non seulement Schumann n’est pas moins musicien que Chopin, mais il possède un grand sens du piano. Schumann a su faire sonner l’instrument d’une façon très spéciale, et conforme à une volonté. Il ne me paraît pas juste d’opposer son écriture réputée « maladroite » à la prétendue commodité naturelle de celle de Chopin, prince des pianistes. Chopin a entretenu une relation unique vis-à-vis de son instrument, qu’il a compris comme personne avant lui. J’aime sa main gauche, qui reflète son amour du violoncelle, j’aime l’originalité harmonique de ce classique-romantique, tournée vers l’avenir, mais Chopin est redoutable ! Qu’il ait été un génie de l’écriture pianistique, le meilleur adaptateur de la morphologie humaine au clavier (sa musique est la seule qui soit intransposable) ne le rend pas simple à jouer pour autant. Remarquez : où est la facilité, au piano ? Schubert a composé d’une manière très différente, on ne le considère pas comme le frère en virtuosité de Chopin, et pourtant il a produit lui aussi des pages hérissées d’obstacles. Le langage pianistique des compositeurs, la langue de chacun d’entre eux est une merveille, un univers en soi : il ne faut pas y voir qu’écriture et structure, mais un reflet de la vie. Je trouve que c’est l’aspect le plus passionnant de notre activité : saisir la façon dont les grands Maîtres se sont exprimés à travers l’instrument, comprendre le lien qui les unit au piano, identifier leurs empreintes sur l’ivoire. Cette quête les humanise en même temps qu’elle les grandit encore davantage.

Bach occupe-t-il donc une place toujours centrale dans votre existence ?

Nicholas Angelich : Plus que jamais. Chopin prescrivait le Clavier Bien Tempéré à tous ses élèves. Les pianistes les plus accomplis se sont continuellement abreuvés à sa source. Pablo Casals jouait tous les matins un Prélude et une Fugue, avant de saisir son violoncelle, avant même que de s’alimenter – Casals, en voilà un modèle ! Bach me purifie : il vous offre un regard neuf sur les choses. Je ne parle évidemment pas de ce qu’il apporte en outre au niveau pianistique. Je le travaille assidûment depuis l’adolescence. J’ai joué beaucoup de musique de chambre ou de musique concertante, ces dernières années. Les confrères avec lesquels vous vous produisez vous apportent un soutien, ils vous permettent des progrès, mais il faut savoir se confronter à soi-même, en musique comme dans la vie. J’éprouve actuellement le besoin de me tourner vers des pièces qui exigent un fort investissement personnel. J’ai prévu de monter plusieurs grandes œuvres de Bach, pour clavier seul, mais il est trop tôt pour en dévoiler les titres.

Bach, Chopin… Et Mozart, qui les relie tous deux ?

Nicholas Angelich : Ah, Mozart... J’ai donné le concerto en ré mineur à New York, précisément pendant le Mostly Mozart Festival. Je ne l’avais pas joué depuis longtemps, j’ai beaucoup travaillé pour me le réapproprier, et ce fut une source très grande de joie.

Cadence de Beethoven, I suppose ?

Nicholas Angelich : J’allais dire « of course », mais tous mes confrères ne l’aiment pas. L’hommage est pourtant merveilleux : un génie, et quel génie, se penche respectueusement sur l’œuvre d’un autre, qui fit avant lui la gloire de son art. Je sais que vous êtes sensible à la beauté de ce type de geste, puisque nous en avons beaucoup parlé. Nous pourrions ajouter celui que Bach eut vis-à-vis de Buxtehude, celui de Mendelssohn face à Bach, celui de Haydn en direction de Mozart, et réciproquement... Brahms lui-même a regardé en direction de Beethoven, de Schubert, des Baroques (français y compris, tel Couperin). Finalement, le plus admirable en ce domaine, à mon sens, demeure Liszt qui combla ces idoles de couronnes magnifiques et d’offrandes.

 

*Johannes Brahms, Concerto pour piano et orchestre n° 2 en si bémol majeur op. 83, Klavierstücke op. 76. Nicholas Angelich, piano. Orchestre Symphonique de la Radio de Francfort. Paavo Järvi, direction. Virgin Classics, 1 CD, Ø 2009, 5099926634920.


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